Musique argentine des bords du Paraná

Source Wikipedia

Carlos Enrique Aguirre est né le 15 juillet 1965 à Segui, dans la province d’Entre Ríos en Argentine. Ayant reçu une formation musicale à partir de son plus jeune age, il poursuit des études musicales entre les villes de Paraná et Santa Fe. Il se lance avec son premier groupe en 1996.

Sa musique s’inscrit dans le genre du folklore argentin et, malgré une implantation essentiellement locale, ses compositions et disques se font remarquer et sa réputation finit par être internationale.

L’intensité tranquille du Carlos Aguirre Grupo, En la frontera, 2018

Je dois la découverte de la musique de Carlos Aguirre à Lucas Frontini Eubel, contrebassiste argentin, qui m’a offert le disque Rojo en 2005, soit plus d’un an après sa sortie officielle. 

La musique argentine m’intéresse réellement à cette époque, après 10 ans d’immersion dans le tango argentin en tant que danseur, puis DJ de bal et organisateurs de concerts. D’ailleurs, je n’écoute pratiquement que du tango.

Que du tango? Cela pouvait étonner des personnes qui connaissaient ma passion pour la musique rock et pop depuis l’adolescence. Comment le dire? C’est comme si quelqu’un découvrait le jazz, d’un coup, et se mettait à explorer tous les styles. Car malgré les idées reçues, le tango est aussi riche que le jazz.

Source : Bandcamp

Mais Aguirre n’est pas dans le tango. Et c’est en écoutant sa musique que j’ai commencé à percevoir la richesse et la nouveauté de ses composants. 

Avant d’entendre son disque, je croyais le folklore argentin se limité à la chacarera, danse festive qui s’invitait régulièrement au cœur des bals tangos. J’aimais bien le côté énergique et joyeux de la chacarera.

Une chacarera ramenée par un voyageur au cours de la traversée de l’Amérique latine à moto.

Mais la première impression d’Aguirre était d’une musique complexe et délicate aux harmonies inhabituelles pour mes oreilles d’Européen. Il citait des rythmes qui m’étaient totalement inconnus – zamba, gato, vidala … La liste était longue. A l’écoute, cela me faisais penser plus à la musique brésilienne que celle de l’Argentine, comme dans la chanson En La Via:

J’ai mis du temps à m’y habituer, je dois l’avouer. Nos amis danseurs de tango trouvaient ce disque intéressant, mais sans plus. Aguirre ne collait pas avec la vision classique du genre folklore argentin.

Je continuais à écouter le disque de temps à autre pour essayer d’assimiler la nouvelle syntaxe musicale proposée par Carlos Aguirre. 

L’idée de musique comme une syntaxe est pleinement développée par Boris Gourévitch dans la publication Comment le cerveau décode-t-il la musique?

Cette syntaxe n’est pas aussi rigide que dans un langage, elle joue des contrastes et des rapprochements de notes et de rythmes pour créer des regroupements perceptifs et la sensation d’écouter de la musique ... la perception qu’un morceau est une musique provient de l’identification par le cerveau de cette syntaxe : faire suivre des notes au hasard ne crée pas une mélodie reconnue comme plaisante par la plupart des gens. C’est d’ailleurs, avec la mélodie et le rythme, le troisième aspect majeur de la musique : elle provoque des sensations, elle interagit avec nos émotions, et dans ce cadre, la culture joue un rôle essentiel : le fado tirera des larmes aux Portugais mais pourra laisser de marbre des Polonais.

Comment le cerveau décode-t-il la musique?

Ainsi, comme un Polonais devant le fado – pas sûr qu’un Polonais … mais bon, ce n’est pas le sujet! Disons plutôt que le folklore selon Aguirre pouvait me laisser de marbre pour des raisons d’étrangeté syntaxique.

La musicalité que je discernais chez lui m’intriguait, tout de même. Il était difficile d’en savoir plus, car en 2005 la vie en ligne était bien moins bavarde qu’aujourd’hui au sujet d’artistes discrets, tels que Carlos Aguirre qui vivait paisiblement à faire de la musique innovante sur les bords du Paraná.

Lors de notre deuxième voyage en Argentine en 2007 – à la recherche du tango, je vous assure – nous avons appris qu’un concert solo d’Aguirre était prévu à Buenos Aires. Qu’a cela ne tienne!

Le soir du 21 juillet 2007, nous descendons la Calle Defensa, puis traversons Avendia Independencia pour arriver à Pasaje Giuffre où se trouve La Scala de San Telmo, salle de concert indépendante.

Ce soir-là, Carlos Aguirre présentait son nouveau CD Caminos, sorti en 2006, la suite dans sa discographie et une collection d’œuvres pour piano solo.

En raison de la demande de places pour cette petite salle, il joue deux fois dans la même soirée. Il n’y a plus de places pour le premier concert, donc nous prenons nos billets pour le deuxième concert qui commence un peu après minuit.

Il fait très froid dans la salle parce que la climatisation marche à fond entre les deux prestations. Finalement, la lumière et l’air froid s’éteignent en même temps, annonçant l’arrivée de Carlos Aguirre sur scène.

Dans l’esprit de son nouveau disque, il joue seul au piano, dans un style qui mélange folklore argentin, musique classique et jazz. On a l’impression d’entrer dans l’intimité de l’artiste, et l’heure tardive renforce l’intensité de l’écoute.

Entre les morceaux, Aguirre raconte de belles histoires. Lors de ces moments-là, avec sa voix douce et son débit lent, il dégage vraiment l’impression d’être à la maison, entouré d’amis. Puis, d’un coup, il ne parle plus. La musique semble monter en lui avec un mouvement du corps en avant, et il se met à jouer.

Source : gaiapresse.ca

Lui-même nous parlera de cette musique comme pampa interna, un espace crée par la musique, une sorte de paysage de l’intérieur dans laquelle il voyage en jouant.

Après cette suite de micros paysages, un flûtiste, Luis Barbiero, est invité sur scène pour partager 3 thèmes en duo.

Luis Barbiero joue un rasguido doble, un des multiples rythmes du folklore argentin

Le dialogue improvisé entre les deux musiciens souligne que folklore argentin est vraiment une musique de l’instant qui continue à grandir et à se développer grâce aux artistes bien vivants.

Ensuite, de nouveau seul, Aguirre veut changer de forme musicale. Il annonce deux chorals qu’il joue avec cette sensibilité profonde qui est l’une de ses forces.

C’est quoi, un choral?

Puis Aguirre nous dit, presqu’en passant, qu’il a le projet de faire un disco de corales. Silence et sourire. Puis il rajoute, Un día. Pause. Puede ser. Rires du public.

En fait, ce qu’il joue sonne un peu comme ce choral de Bach :

Personnellement, je trouve une musicalité proche de Bach dans ce thème joué par Carlos Aguirre :

Des années plus tard, une série d’émissions sur France Musique, Le Rio de la Plata, la Musique et le Monde, confirme le lien musical entre le fleuve Paraná du pays de Carlos Aguirre et l’évangélisation venue d’Europe à partir du 16ème siècle. Il suffit d’écouter le premier épisode, intitulé Mission, pour mesurer l’importance de la musique dans le projet de colonisation religieuse.

Notre équipée débute sur le fleuve Paraná, au nord-est de l’Argentine, aux confins du Brésil et du Paraguay, dans la province qui porte le nom de Misiones en souvenir des Missions que les Jésuites avaient implantées là dès le XVIIème siècle…

Propos introductif du premier épisode “MISSION”

Comme quoi, un homme seul au piano peut nous amener loin, très loin, par un simple récital.

Deux rappels en fin de concert confirment le statut du pianiste. Il revient sur scène, visiblement très fatigué. Il a tout de même donné deux concerts ce soir, avec une simple pause de vingt minutes entre les deux !

Avant le premier rappel, il met de l’ordre dans toutes les partitions qu’il a faites tomber par terre au fur et à mesure qu’il a joué son programme. Il les pose à plat, baisse le porte-partition du piano, puis se lance dans des gammes de folie. Une telle énergie déversée – j’ai l’impression de voir se répandre un élément liquide – le remet de bonne humeur.

Le public réclame un deuxième morceau. Aguirre est d’accord. Il demande aux personnes dans le public des titres de zambas qu’elles aimeraient entendre.

Zamba argentine, danse douce de séduction

Quelqu’un dit un titre. Ah oui, dit Aguirre, c’est comment déjà ? Il commence à chanter la ligne mélodique pour se la remettre en tête, mais s’arrête avant la fin. Quelqu’un dans le public lui chante la suite. Ah bon ? dit Aguirre. T’es sûr que ça continue comme ça ? Rires. Il réfléchit un instant, puis commence une exploration musicale au clavier à partir du thème que l’on vient d’entendre tous. C’est envoûtant. Cette interprétation, comme tout le concert, est suivie avec une mise en valeur subtile de la part de l’éclairagiste.

Résultat sans appel. Et sans rappel, car tout a été dit. Ou presque.

En sortant, dans un silence d’auditeurs tus, un spectateur ose parler pour dire à son amie : Le dernier m’a tué.  Tus et tués, nous le sommes. Et ma fille, Mélissa, avec toute la malice ironique de l’adolescence, me glisse : T’es d’accord avec moi. Ce n’était pas bien.  Vraiment pas.

De retour en France, la musique de Carlos Aguirre a évidemment changé de statut pour nous. Sa musique semble plus proche, plus naturelle. Comme le dit Boris Gourévitch plus haut, elle provoque des sensations, elle interagit avec nos émotions.

Avec la création du Festival Tangopostale de Toulouse début 2009, je me suis trouvé chargé de piloter la programmation artistique de la première édition en quelques semaines. Le pianiste argentin Roberto Navarro, ami et résident à Toulouse depuis quelques années à l’époque, nous a fortement incités à inviter Carlos Aguirre.

Trouver un musicien qui vit loin de la foule déchainée des grandes villes – en dehors de quelques escapades musicales – n’était pas chose facile. Ce n’est que grâce au réseau de Roberto, originaire de Concordia dans la province d’Entre-Rios, et la collaboration de Lucas Frontini déjà mentionné, que nous avons pu le joindre. Par téléphone.

Plus qu’étonné par notre appel improbable, Carlos accepte la proposition de venir jouer deux concerts et d’animer un stage de musique en collaboration avec la chanteuse Eleonora Eubel à Toulouse en juillet 2009.

Le Festival Tangopostale a fait preuve d’une grande ouverture d’esprit en acceptant d’inclure le folklore argentin dans un festival de tango à une époque où le folklore occupait une place très anecdotique dans la tête des tangueros européens.

Un enregistrement vidéo du concert à l’Auditorium de St Pierre des Cuisines fait par Jean-Guilhem Cailton existe. Carlos Aguirre a invité Eleonaora Eubel à partager deux chansons sur scène. Voici la célèbre Cancion del jangadero :

Pour finir ce portrait de la rencontre avec Carlos Aguirre, j’aimerais citer un extrait d’un texte de la main de Vidal Rojas, guitariste et musicologue documentaliste. Au titre d’Éloge de Carlos Aguirre, cet écrit rare était destiné à appuyer la venue d’un artiste inconnu à Toulouse en 2009.

Je trouve que ces mots restent aussi clairvoyants qu’au jour de leur parution, et traduisent bien l’intensité tranquille que je perçois chez Carlos Aguirre.

Carlos Aguirre suit le chemin tracé par ses glorieux aînés. Dans sa musique on retrouve tous les ingrédients de la Música Criolla. On se remet à penser à Luis Amaya, Los Cantores de Quilla Huasi, Los Andariegos, Alfredo Zitarrosa, tous ces artistes mythiques qui ont écrit les pages d’or de cette culture. En les alliant, grâce à la magie de l’art de Carlos Aguirre, à la sophistication harmonique d’un Bill Evans, à l’innovation créatrice de Jaco Pastorius, sans oublier l’influence de l’immense voisin : le Brésil.

VIDAL Rojas, Eloge de Carlos Aguirre

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