L’audiodescription 1 / 3
Je suis allé voir un film de près. J’y ai vu des choses qu’on ne remarque pas forcément dans un film, et j’en ai entendu d’autres que l’on n’écoute pas en général. Tout cela s’est passé autour du Molière Imaginaire d’Olivier Py la semaine de sa sortie en février 2024. Voyons si je m’en souviens encore.
Cette semaine-là, le film passait dans un seul cinéma à Toulouse, l’American Cosmograph, projeté dans une petite salle. Évidemment, les places partaient vite.
Arrivant un peu au dernier moment pour une séance, on nous prévenait au guichet que les dernières places qui restaient se trouvaient au premier rang – c’est à dire des places à quelques mètres l’écran. Je me tournais vers Sylvie qui m’accompagnait. C’était vraiment près de l’écran, avec une expérience visuelle intense en perspective. On fait quoi? Impossible de résister à l’envie de voir un film sur l’acteur et dramaturge Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière. Allons y pour les places au premier rang!
Prendre place au premier rang
Arrivés à nos places, nous sommes aux côtés d’autres personnes qui sont également très près de l’écran. Il y a une solidarité silencieuse entre nous. On lit dans les yeux que chacun aurait préféré être assis ailleurs, mais que c’est ainsi. On se sourit pour se donner du courage.
Les sièges du premier rang sont légèrement plus inclinés en arrière qu’à l’habitude. La proximité de l’écran nous oblige à regarder non seulement de près mais aussi vers le haut, soit plus de 90 minutes avec le cou tendu vers l’arrière. Et dire que nous avons payé pour ce privilège !
L’action du film se déroule entièrement dans un théâtre d’époque où Molière joue sa Malade Imaginaire, alors qu’il est lui-même réellement et gravement malade. Entre ses passages sur la scène, Molière poursuit sa vie, ses amours, ses projets et ses fantasmes, dans un univers où le temps semble être suspendu, comme lors d’une pièce de théâtre. Toutes ces activités se poursuivent selon leur rythme propre alors que la vraie pièce se joue inéluctablement en parallèle sur la scène. C’est un film dense que je vous recommande.
Fermer les yeux pour mieux voir
De notre point de mire, l’œuvre se déroule en grand. Le son vient de derrière nous, comme dans un casque audio. L’image surdimensionnée occupe tout l’espace au dessus de nos têtes et tout semble trop gros, trop coloré. On distingue les mini tremblements de la caméra qui sont invisibles lorsque le spectateur se trouve à la distance normale. Le film avançant, je n’ai qu’une envie : de me lever et de m’asseoir confortablement au fond de la salle pour tout voir de loin, et même de très loin. Mais c’est impossible.
Par moments, il faut reposer les yeux et le cerveau en détournant le regard vers le côté – et je croise le regard de mon voisin de gauche qui se promène de la même manière – ou en fermant les yeux, tout simplement. Je me rends compte que cette stratégie me permet de continuer à visualiser sans la saturation de l’image. Avec le son comme seul guide, nous sommes plus attentifs aux détails de la voix, du ton et du propos. Cette écoute active comble l’absence temporaire des images directes en créant des images imaginaires. C’est grâce à ces aller-retour que je réussis à naviguer dans le film jusqu’au bout.
Il y a des passages sans dialogues qui nous obligent à maintenir le regard : la caméra parcourt les visages du public dans la salle de théâtre du 17 février 1673 imaginée par Olivier Py avec leurs jeux de regards et leurs indiscrétions à peine dissimulées. Ces intermèdes soulignent l’importance du non-verbal de la comédie humaine dans un film qui est par ailleurs très centré sur le verbe tragique. Nous sommes parfois témoins de certaines conversations privées, mais ici le réalisateur privilégie le visuel plutôt que le son. En ces moments-là, sans le verbal, être près de l’écran pèse moins. Il n’y a que l’image à assimiler, et le cerveau y parvient.
Une voix se met en route dans ma tête qui me raconte la scène que je regarde lorsqu’il n’y a pas de dialogues. Dans ce cas, j’observe les personnages et, invité par la caméra, je les décris mentalement. Avec les mots? Parfois. Et quand les scènes de dialogue reviennent, je peux détourner le regard ou fermer les yeux. Dans ce deuxième cas, je crée des images à partir des indices qui me sont fournis par les paroles captées. Les yeux fermés, je vois mieux.
Marius m’attend à la sortie
En sortant du film, Marius m’attend. C’est qui, ce Marius ? Ah oui, il est temps de parler de lui.
Enfin libéré de mon fauteuil au premier rang, je ne suis plus le même. Un mot s’écrit en grand dans mon imaginaire : l’audio description. C’est à dire, le commentaire enregistré décrivant des scènes d’un film à l’intention d’un déficient visuel.
On a tous entendu un jour au début d’un film, d’une série, d’un documentaire, la phrase institutionnelle de l’ARCOM (l’ex-CSA) ce programme vous est proposé en audiodescription. Pourquoi avoir pensé à l’audiodescription en poussant la porte de sortie de l’American Cosmograph à l’issue de ma rencontre inoubliable avec Le Molière imaginaire ? Parce que je venais de vivre une situation de déficience visuelle temporaire que j’ai partiellement résolue par des tentatives d’audiodescription spontanée.
J’en avais la certitude grâce aux informations glanées lors d’une émission de radio écoutée d’une oreille distraite la veille au sujet du Marius 2024 attribué à l’équipe ayant réalisé l’audiodescription du Règne animal de Thomas Cailley. Chaque année depuis 2018, les Marius de l’audiodescription récompensent les meilleures audiodescriptions en français de films long-métrages. Si je retrouvais ma vue normale à la sortie du film, ce n’était pas le cas des malvoyants et des non-voyants pour qui on fait des films en audiodescription.
Bien plus qu’une voix-off
Cette expérience avec Le Molière Imaginaire m’a donné envie de mieux comprendre comment l’audiodescription aide les personnes en situation de déficience visuelle. J’ai découvert un monde discret mais engagé qui mène le combat pour pratiquer une forme d’oralité et de narration hautement utile.
Le résultat de ces recherches est une série de 3 articles sur l’audiodescription dont vous découvrez ici le premier. Si tout commence avec une expérience hors normes au cinéma, la série se poursuivra par une exploration du travail des audiodescripteurs et audiodescriptrices, pour finir avec quelques propositions d’applications pédagogiques des approches et outils développés par les professionnels dans ce domaine.
Comme le dit Marie Diagne, réalisatrice et audiodescriptrice : L’audiodescription n’est pas simplement une voix off. C’est un dispositif qui permet justement de découvrir une œuvre sans passer par l’analyse, le commentaire ou l’exégèse
Au prochain épisode on verra le métier de l’audiodescription d’un peu plus près grâce aux exemples de réalisation ainsi que les témoignages de professionnels et de spectateurs.
En attendant, prenez quelques minutes pour parcourir un bel exemple d’une audiodescription avec l’ouverture de la version française du film Les Noces Funèbres de Tim Burton.
L’audiodescription est un art économe et subtil. Et n’ayez pas peur de fermer vos yeux pour mieux voir!
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