Récit de Paula Bearzotti, graphiste
Les parcours de créateurs sont rarement simples. Voici le témoignage d’une graphiste qui manie le langage visuel au quotidien et qui a accepté de revenir sur ses apprentissages. Il sera question de dessin, bien sûr, mais également d’orthographe, d’algèbre et d’informatique.
Ce post existe également en anglais. Vous avez donc le choix. Bonne lecture.
Paula Bearzotti est graphiste depuis 30 ans. Originaire de Córdoba en Argentine, elle vit et travaille en France depuis 16 ans. Son compte Instagram dit : Mère et graphiste à temps complet. Je dessine des lettres. Comment devient-on dessinatrice de lettres? Tout a commencé avec l’orthographe.
Des débuts en deux déclics
PB – J’ai eu un premier déclic quand j’avais 13 ou 14 ans. Je faisais beaucoup trop de fautes d’orthographe. En classe mon cahier me revenait toujours tout rouge ! Et, dans ma famille, il y avait toujours des comparaisons avec mon frère, qu’on disait plus intelligent que moi.
Elle comprend qu’il ne faut pas chercher à être comme son frère, car la place est prise. Elle doit trouver sa propre manière de réussir. Comme l’écriture est omniprésente dans les matières scolaires, ses erreurs en orthographe la pénalisent en permanence, et son sentiment d’échec se généralise. Elle décide qu’il faudra changer, et que le changement passera par l’orthographe.
PB – Je me rappelle précisément du jour où j’ai décidé d’apprendre les règles d’orthographe. A partir de là, je n’ai pas eu de problèmes. J’avais un objectif : j’allais être une bonne élève. Ce n’était pas simple. Je me rappelle des nuits avec ma mère qui m’aidait à faire les devoirs parce que je n’y arrivais pas. Mais je crois que c’est le moment où j’ai décidé de changer les choses et de me mettre à apprendre, à étudier. C’est vraiment ce premier déclic avec l’orthographe qui a tout changé.
En passant du temps sur l’orthographe, Paula se rend compte qu’apprendre peut devenir un plaisir.
PB – Quand je me fixais un objectif, et que j’y arrivais, c’était comme une drogue. Je me disais : Ça y est, je suis capable de faire des choses. Et même aujourd’hui, j’aime réaliser des choses par moi-même, sans aide. Par exemple, quand il faut faire un truc nouveau, je me dis que je vais y arriver.
L’appétit et le plaisir d’apprendre se poursuit en mathématiques, explique Paula.
PB – Après l’orthographe, je me souviens que j’aimais l’algèbre – mais vraiment beaucoup. C’était une véritable fascination ! La complexité des exercices de 4 pages … J’ai établi une relation spéciale avec la prof de maths que personne d’autre dans la classe ne respectait, parce que personne d’autre n’aimait les mathématiques! A l’époque, j’avais 15 ans. Et il m’est arrivé de me réveiller à 4 heures du matin avec la solution d’un exercice, et de me lever pour la noter puis de me rendormir! Et je restais après les cours parce la professeure me donnait des exercices plus complexes à faire. Par la suite, j’ai établi ce genre de relation avec d’autres profs. Parce que j’avais toujours envie d’apprendre plus. Donc je peux dire que, avec l’algèbre, j’ai eu un deuxième déclic.
Architecture pour regarder autrement
Perçue désormais comme une bonne élève avec un profil plutôt scientifique, à 17 ans Paula finit ses études secondaire. Quelle voie choisir pour la suite?
PB – J’aimais déjà le graphisme. Mon père avait un petit bouquin, El ABC del Letrista, sur des lettres et différentes façons de les dessiner. Il avait aussi des outils de dessin, comme des équerres. Et je crois que j’ai assimilé tout ça, parce que, pendant mes années au collège et au lycée , je me suis mise à faire toujours des jolies présentations dans toutes les matières. Il fallait toujours qu’un exposé soit joli à regarder. Mais bon, finalement, je me suis inscrite à l’université en architecture parce que, à l’époque, à Córdoba, il n’y avait pas moyen de se préparer à la fac pour une carrière de graphiste. Il existait des formations, mais elles étaient payantes, et c’était trop cher. On m’a suggéré l’architecture, et j’ai dit oui parce que c’était proche de ce qui m’intéressait.
Paula fait deux ans d’étude en architecture. Elle se plonge avec appétit dans le travail de dessin sur papier texturé pour les plans à réaliser et les projets à présenter. La formation d’architecte lui révèle les richesses de sa ville, Córdoba, capitale de la Province de Cordoba, parcourue en long et en large.
PB – On sortait souvent pour regarder, visiter et dessiner des bâtiments dans différents quartiers. C’était la base pour apprendre tout le reste. J’ai adoré faire tout ce qui touchait le visuel, le dessin. Si j’ai abandonné l’architecture au bout de deux ans, c’est que je n’avais pas le temps pour bien travailler les aspects qui me donnaient satisfaction. Il fallait passer énormément de temps sur les calculs de structure, des résistances. Et pourtant, j’aimais les maths!
Encore une fois, le souvenir précis d’une prise de décision surgit.
PB – Je me rappelle d’une nuit. Il était 4 heures du matin et je travaillais encore. J’avais une seule feuille de papier pour finir mon projet, et je me suis trompée. J’ai dessiné un escalier qui devait arriver au toit et, sur le dessin, il n’aboutissait nulle part. Je m’était trompée! Et je n’avais plus de papier pour le refaire. Alors j’ai dit Basta ! Je n’ai plus envie. J’arrête. De toute façon, je travaillais souvent la nuit, et je ne dormais plus. Ma mère m’a dit : Je préfère avoir une fille saine qu’une architecte folle ! Et j’ai abandonné l’architecture. J’ai trouvé un boulot. J’avais déjà 19 ans. Je travaillais avec mon père et, avec l’argent que je gagnais, je me suis payé la formation de graphiste. J’ai eu mon diplôme à 22 ans en 1995 et, à partir de là, j’ai commencé à travailler dans le graphisme.
La rencontre avec l’informatique
En devenant graphiste, un nouveau chapitre d’apprentissage s’ouvre pour Paula Bearzotti avec l’informatique.
PB – Comment je me suis mise à faire de l’informatique? Je dois aborder une histoire tragique qui a eu lieu dans ma famille en 1993 quand mon frère est mort. Je venais juste de commencer mes études de graphiste. Il a eu un accident de moto. Mon père a vendu la moto et, avec l’argent, il m’a acheté un ordinateur et m’a payé un stage d’initiation en informatique. Ce n’était même pas sur Windows, mais sur DOS, le système opératoire de l’ordinateur. La formation a duré 3 mois, je crois, et c’était ma vraie introduction à cet outil.
Les trois ans d’études de graphisme m’avaient appris à tout faire à la main, mais je voyais bien l’apport de l’informatique. L’ordinateur était de plus en plus présent – les sites internet, des présentations multi-médias sur CD-ROM. Mais pour la maîtrise des logiciels et l’utilisation de l’ordinateur, j’étais obligé d’apprendre par moi-même, encore une fois. Un ami m’a offert un livre sur le langage HTML pour la programmation basique des sites internet, que j’ai dévoré. Il fallait que j’en sache plus! Je me suis inscrite à la faculté technologique pour préparer une carrière d’ingénieur systèmes. Pour pouvoir m’inscrire, je devais leur prouver que j’avais déjà commencé à travailler sur ce domaine par moi-même. Mais les seuls cours auxquels je pouvais assister étaient le matin – avec tous les jeunes qui sortaient tout juste du lycée! J’avais 23 ans, pas 17… Ils bavardaient en permanence, jouaient aux cartes … Et ils se voyaient tous déjà ingénieurs en informatique.
Poussée par l’irrésistible envie d’apprendre et ne se sentant pas du tout à sa place, elle quitte la formation et décide de faire autrement.
PB – J’ai acheté des bouquins et j’ai commencé à apprendre toute seule. Je voulais apprendre à faire des présentations multi-médias. Avec l’aide d’un bouquin, j’ai appris à programmer en Visual Basic puis Macromedia Flash. Maintenant ce sont des technologies obsolètes, bien sûr. Mais c’est toujours comme ça dans le monde du numérique. L’innovation est permanente. Il ne faut pas s’accrocher au systèmes du passé mais rester souple et être capable de s’adapter.
Apprendre sans fin, toujours se renouveler
Pour finir, Paula reste sur l’idée du renouvellement permanent qu’elle dit être un caractéristique indissociable de son métier. Elle cherche un exemple pour convaincre.
PB – Je suis graphiste, je dessine des sites internet. Et même quand on crée un site avec WordPress, par exemple, c’est un système de gestion de contenu qui évolue en permanence. Le format des fichiers est un exemple de cet aspect. Maintenant, tout le monde regarde tout par téléphone et, en plus, il y a plusieurs types de téléphone. En tant que graphiste, il faut assurer ce qu’on appelle la responsivité d’un site, pour que tout s’affiche bien, quel que soit le type de support – ordinateur, tablette, iPad, téléphone. Cela veut dire que tous les logos doivent s’adapter à différentes résolutions d’écran, donc le logo d’un site internet a un nouveau format, qui s’appelle SVG. C’est comme un format vectorisé qui permet de changer la taille du logo en fonction du support d’affichage. Les pourcentages sont variables. Pour une média inférieure à 1200 pixels, il va s’afficher à 80%. Si c’est plus grand, 50%. Comme ça, le logo reste aligné à droite etc. Et tout ça, c’est de la programmation!
Il y a quelques années, je me suis même dit que je n’allait plus faire de sites internet, parce que ça prenait du temps. Mais je suis encore là, parce qu’il faut bien travailler. Même si, depuis toutes ces années, ce que je préfère, c’est dessiner les lettres !
Et le travail de dessin?
PB – C’est permanent. Aujourd’hui quand quelqu’un me dit : Ah t’es sur Mac. Quel logiciel tu utilises pour travailler ? Je dis non, tout commence avec un papier blanc et un crayon. C’est vrai pour tous mes projets. Aujourd’hui j’ai un Mac. Avant j’avais un PC. Peu importe l’ordinateur ou le logiciel. Ce qui compte c’est ta créativité. Et les premiers outils pour moi restent les mêmes : le crayon et le papier.
J’ai adoré lire cette interview, c’est un très bon portrait d’un grand designer
J’ai aime lire le parcours de Paula Bearzotti due surtout au fait qu’elle explique comment en s’ appliquant a une matiere qu’elle trouve plutot difficile plutot qué de l’abandonner, elle a commence a l’aimer. Ca demande du courage et de la persistence mais comme on a vu pour elle, ca vaut la peine et peut s’ appliquer a nous tous.
Merci pour votre commentaire positif, Liz Vidal. J’étais le premier surpris par le parcours de Paula Bearzotti lors de l’interview. Comme le design est capable de nous montrer les objets familiers sous un éclairage nouveau, parler de nos apprentissages permet d’identifier des obstacles sur notre chemin, mais également de dire comment nous les avons surmontés, contournés, détournés, exploités ou simplement acceptés. Transmettre ces récits d’apprentissage me semblent essentiel.
Bonjour Anne, et merci d’avoir réagi à cette publication. Paula Bearzotti fait preuve d’une grande détermination et d’une grande capacité de travail à plusieurs moments dans son parcours. Elle sait qu’il faut s’appliquer, et elle le fait sans avoir la certitude du résultat. Ce n’est pas évident de tenir bon, même si la sagesse traditionnelle nous affirme que, lorsque deux chemins se présentent à nous, il faut toujours prendre le chemin le plus difficile parce qu’il nous apprendra plus que le chemin facile! Je remarque aussi dans le témoignage de Paula les rôles multiples joués par les membres de sa famille et ses enseignants qui sont présents aux moments clés. Ils ont réussi à trouver la bonne posture, et elle s’en souvient encore.
Merci pour cet interview qui rappelle la satisfaction et le plaisir qu’apporte le travail personnel à travers ce parcours de Paula. Un exemple de ses graphismes de travail aurait agréablement illustré ce texte.
Merci Catherine pour votre commentaire à propos cette première rencontre sur les récits d’apprentissage. En ce qui concerne le travail de Paula Bearzotti, ce blog est le premier exemple de son travail que je vous recommande. Je n’avais pas du tout d’idée de la structure à donner aux thématiques sur lesquelles je voulais écrire, ni comment les présenter visuellement. Elle a su voir des possibilités et m’a rapidement proposer différentes pistes. Et depuis, l’affaire est en marche. Vous pouvez également explorer le site professionnel de Paula qui est en hyperlien si vous cliquez sur son nom au début de mon texte. Sinon, vous aurez de multiples exemples de son travail de lettrage en cliquant ici. Pour voir son coup de crayon sur papier, je vous conseille, par exemple, le projet qui s’appelle Spanish Chocolate qui montre l’étape du dessin dans sa recherche. D’ailleurs, en parcourant les différents projets, je me rends compte qu’il y a plusieurs exemples de l’étape crayon+papier. Merci pour votre suggestion!
Cher Gerry,
Je voulais simplement te dire un grand merci pour m’avoir invité à partager mon parcours… Cela a été un honneur pour moi de faire un ‘stop’ et avoir l’opportunité de réfléchir à mon parcours et aux expériences qui m’ont mené jusqu’ici. Ta confiance pour faire partie de ce projet signifie beaucoup.
Je suis enthousiaste à l’idée de voir comment mon histoire peut inspirer d’autres personnes et contribuer au dialogue sur mes passions : le graphisme et apprendre… toujours apprendre.
Paula, merci pour ton retour d’hier. C’est vrai que cette publication a suscité beaucoup de réactions, certaines se traduisent en commentaires en ligne, d’autres à l’oral ou par message. On souligne l’énergie et l’envie qui ont été indispensables dans ton parcours; la persistance aussi, pour voir une idée devenir réalité; enfin la curiosité qui permet de saisir des détails et d’en voir leur importance. Cette série, basée sur des rencontres avec des témoins, constitue une forme nouvelle pour moi. Après une vie passée dans l’enseignement, le sujet de l’apprentissage fait partie de mon paysage familier, mais je me rends compte que j’ai encore beaucoup à apprendre des récits de personnes dans mon entourage et au-delà. Merci d’y avoir participé. J’ai également hâte de voir la suite!