Un pont au dessus de l’océan

Vous avez certainement entendu parler de Killers of the Flower Moon, l’histoire de la rencontre meurtrière entre les Osages, riche au-delà des désirs tous les rêveurs américains des années 1920, et leurs assassins cachés derrière des masques de bienveillance. Et bien, il est temps de parler de l’autre film qui sort en cette fin d’été indien, qui raconte une toute autre rencontre faite par les Osages. Cette fois-ci les choses se passent en Occitanie, un siècle plus tôt, et font naître une amitié aux dimensions insoupçonnées. Retenez bien son titre : Un pont au-dessus de l’océan. Il s’agit du sixième long-métrage documentaire de Francis Fourcou qui nous présente en miroir deux cultures et leurs deux langues – l’occitan et le français d’un côté, l’osage et l’anglais de l’autre.

Des grandes plaines osages d’Oklahoma aux montagnes d’Occitanie, deux cultures autochtones se parlent et se répondent. Deux femmes nous racontent deux cultures autochtones aux langues menacées…
Isabelle l’Occitane chez les Osages, Chelsea, l’Osage chez les Occitans, parcourant les paysages et l’histoire des plaines d’Amérique et des montagnes d’Occitanie.

Un pont au-dessus de l’océan, Dossier de presse

Un pont au-dessus de l’océan peut être vu avant ou après le film de Martin Scorsese, mais il est tout aussi important. Et j’espère vous donner quelques improbabilités pour vous convaincre de la singularité de cette histoire d’un dialogue que Francis Fourcou porte à l’écran.

L’improbable rencontre sur un pont

La première improbabilité est la rencontre initiale entre Osages et Occitans un jour de novembre 1829.

Trois Osages, aux noms de Petit-Chef, Grand Soldat et Femme Faucon, traversent le Pont-Vieux sur le Tarn à Montauban à la recherche de l’Évêque Louis Dubourg, qui officiait autrefois en Louisiane française, à St Louis, près du territoire des Osages. Ils font partie d’un groupe de six Osages arrivés en France en 1827 avec David Delaunay, un Français qui souhaite les exhiber comme des phénomènes de foire pour gagner de l’argent. Ils sont plutôt bien reçus, selon les habitudes contemporaines envers les bons sauvages, allant même jusqu’à une réception à la cour de Charles X.

Mais, l’intérêt retombe, et ils se trouvent rapidement abandonnés et sans ressources suite à l’arrestation pour escroquerie de Delaunay. Au bout de deux ans d’errance, le groupe se scinde en deux pour trouver de l’aide. C’est le groupe missionné d’aller solliciter l’Évêque de Montauban, l’ancien voisin de la Louisiane, qui traverse le Pont-Vieux. Une quête sera organisée par l’évêque pour financer le retour des Osages chez eux.

Reportage de France 3 sur les Osages à Montauban, 10 mai 2019

L’improbable transmission d’une histoire

La deuxième improbabilité est la transmission entre les générations de cette histoire de manière indépendante des deux côtés de l’océan.

En France, c’est par l’écrit, et la publication d’un article lu par Jean-Claude Drouilhet, par hasard, dans une revue sur l’Histoire, que le récit revient à Montauban, comme il le raconte dans un entretien récent :

C’est en tombant sur un article du magazine Historama que je découvre l’existence du passage des Osages. Et après de multiples recherches, j’ai attendu la retraite pour prendre contact avec le chef de la tribu. Et c’est comme ça, en 1989, que les liens ont été renoués.

Jean-Claude Drouilhet, Entretien l’opinion Indépendante, 22 oct 2023

Chez les Osages, il précise, le souvenir de Montauban avait été parfaitement conservé grâce à l’oralité : Une fois rentrés chez eux dans le Kansas, ils ont raconté cette aventure à leur tribu et avec la magie de la tradition orale, très forte chez eux, le nom de Montauban à continué de traverser les époques jusqu’à ce jour. 

C’est ainsi que initiative du regretté Jean-Claude Drouilhet et son épouse Monique aboutit à la création de l’association Oklahoma-Occitania en 1989 et retisse les liens entre deux peuples.

L’improbable survie d’une langue

La troisième improbabilité est celle de la survie d’une langue programmée pour disparaître.

En 2002, lorsque Francis Fourcou accompagne un voyage des Occitans en terre Osage de sa caméra à Pawhuska, pensant tourner un film sur une histoire d’amitié renouvelée pour la télévision, il va faire une rencontre déterminante. Au cœur de son projet initial, le réalisateur veut mettre des témoignages de Lucille Robedeaux, locutrice naturelle de la langue osage, et du chef élu, Jim Gray.

Lucille Robedeaux

Face à la caméra, Lucille Robedeaux mettra le monde en garde contre le danger de disparition qui menace l’osage, une langue que seules trois personnes maîtrisent réellement : Lucille, Lottie Pratt et Eddy Red Eagle Jr. Et encore, précise-t-elle, eux-mêmes sont incapables de fonctionner pleinement en osage car ils en ont perdu non seulement l’habitude, mais également le noms de certaines choses. L’anglais est venu effacer l’osage au quotidien, et Lucille constate qu’avec cet effacement linguistique vient l’effacement culturel :

Si vous n’entendez pas quelque chose au quotidien, vous le perdez, comme d’autres tribus l’ont appris. Si vous ne parlez pas une langue tous les jours, vous le perdez.

Un autre témoin du film, le linguiste Dr Herman Mongrain “Mogri” Lookout, raconte que ses parents parlaient en osage entre eux mais en anglais avec lui. Il a pu apprendre à prier en osage par son père, mais celui-ci était contre l’idée de Mogri d’apprendre la langue pleinement. Il lui dit : Tu ferais mieux d’apprendre plutôt l’espagnol ou le français, une langue qui te sera utile. Le rôle de Lookout dans la revitalisation de la langue osage dans le projet culturel du chef Jim Gray sera déterminant en tant qu’inventeur de l’alphabet osage – une histoire qui mériterait tout un article! – permettant ainsi à cette langue orale de se définir également à l’écrit.

Enfin, Christopher Cotê, jeune professeur de langue osage et par ailleurs conseiller linguistique et culturel pour Killers of the Flower Moon, rappelle la double dimension de la pratique d’une langue devant la caméra de Francis Fourcou :

Il faut avoir une langue et des locuteurs pour être reconnu officiellement comme tribu. Si vous n’avez plus de locuteurs pour votre langue, on pourrait argumenter que vous n’êtes plus ce peuple – on pourrait dire que nous sommes des Américains osages et non pas des Osages. Mais il est de notre souveraineté et notre inaliénable droit humain de pouvoir parler notre langue. C’est notre droit en tant qu’êtres humains. Il fut un temps où l’utilisation de nos langues était interdite. Avec (la perte d’une langue) nous perdons une partie de qui nous sommes, de notre vision du monde … C’est pour ces raisons qu’il faut que nous apprenions notre langue : pour protéger notre souveraineté et notre sens de qui nous sommes.

Comment une langue peut frôler la mort

L’occitan connait un parcours semblable dans la première moitié du XXe siècle selon la page Wikipédia dédiée à la langue :

L’occitan était toujours la langue principale des Occitans jusqu’à la première moitié du XXe siècle, lors de l’intensification de la substitution linguistique à la suite de politiques linguicides. Elle souffre encore du désintérêt ou de l’hostilité de l’État français.

Page Wikipédia sur l’Occitan

Et même si le documentaire de Francis Fourcou privilégie la mise en valeur des traces patrimoniales des luttes historiques en Occitanie plutôt que la chronologie de la revitalisation de la langue occitane, la substitution linguistique et l’effacement culturel subis par les deux cultures sont des expériences qui les rapprochent.

D’ailleurs, cette proximité est confirmée dans le film lors d’un cours d’occitan où l’enseignant demande aux élèves de se présenter et de parler de leurs motivations pour apprendre la langue. Benoit Séverac, auteur connu de romans policiers, se trouve être parmi les élèves, et son témoignage souligne la portée du dialogue culturel au cœur d’Un pont au-dessus de l’océan :

Je suis allé en Oklahoma avec un ami pour préparer un roman. Le premier entretien était avec Herman Lookout, l’inventeur de l’alphabet osage. Et il m’a dit : Tu t’intéresses à ma culture, mais qu’est-ce que tu fais pour ta culture? Et j’ai dit … (geste interloqué). Et il m’a dit : Est-ce que tu parles ta langue? Et, comme je ne pouvais pas mentir, j’ai dit non. C’était la fin de l’entretien. Il n’a plus rien dit. Et je me suis dit qu’il fallait apprendre la langue. Alors me voilà en cours!

La disparition des langues ne surprend pas les linguistes. Cela peut arriver pour plusieurs raisons, comme nous l’explique le linguiste et sociolinguiste Jacques Leclerc : les conquêtes militaires par des groupes qui parlent une autre langue; la faiblesse numérique des locuteurs d’une langue en danger;  la domination numérique des locuteurs de la langue qui va prendre la place de celle qui meurt; l’impuissance politique des locuteurs d’une langue faible; l’impérialisme culturel porté par une langue dominante.

Mais Leclerc nous rajoute une note en fin d’article à ne pas ignorer :

Toutefois, contrairement à ce qu’on peut croire, le processus de la mort d’une langue n’est pas nécessairement irréversible. La langue n’est pas un organisme biologique qui naît, vit plus ou moins longtemps et meurt. C’est une réalité sociale qui peut faire fi des déterminismes biologiques.

Jacques Leclerc, La Mort des Langues

La leçon donnée par Lookout à Benoît Séverac montre que pour faire fi aux déterminismes biologiques, il ne faut pas pleurer sur le passé, parce que le passé est déjà un chemin de larmes, aussi bien pour les Osages que pour les Occitans. Il lui montre que la mémoire n’est pas seulement rétrospective, elle est aussi prospective, elle se souvient de ce qui va venir, elle n’oublie pas le combat qui reste à mener et à inventer.

Juste après la création de l’alphabet osage par Lookout en 2003, les jeunes universitaires dans son entourage vont lui parler de l’Unicode : un procédé informatique pour encoder les lettres de n’importe quel alphabet afin de pouvoir permettre l’échange de textes dans n’importe quelle langue. Tourné vers le futur, Lookout les entend, et l’osage aura sa version Unicode de l’alphabet. Hier sans écriture, l’osage se trouve avec un alphabet propre qui peut être encodé pour vivre pleinement dans l’écriture virtuelle du monde actuel.

Enfin, sur une note plus classique, The Osage Nation Language Department crée en 2003 prospère. Vous pouvez même vous y inscrire pour prendre les cours. A moins que vous préfériez la chaine Osage Nation YouTube Channel.

Si le combat des Osages pour ce qu’ils appellent, non pas l’apprentissage, mais la revitalisation de leur langue, a singulièrement retenu mon attention, c’est parce qu’il montre à quel point la survie des langues, comme la survie des êtres vivants, n’est pas réservée aux langues les plus fortes, mais surtout aux mieux adaptées.

Laissons le dernier mot à Francis Fourcou.

Je crois qu’il y a des films qui sont des films de combat. A sa façon, sûrement, c’est un film de combat. Mais aussi je crois que, par la façon dont il aborde les questions, c’est un film qui ouvre un dialogue, qui ouvre la question du pardon, qui ouvre la question du dialogue. Parce que c’est le dialogue de deux cultures qui a priori n’avaient rien à voir entre elles, et qui pourtant ont trouvé les moyens de dialoguer … Ce qui m’a semblé très important, c’est que ce pont, pour moi, c’est cette capacité que des gens peuvent avoir de continuer à dialoguer entre eux dans un monde qui, malheureusement, parle beaucoup de guerre de nos jours.

Francis Fourcou, octobre 2023

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3 Comments

  1. PEREZ JEAN-PIERRE

    Bonjour Gerry,
    Très grand merci pour cet article à l’occasion de la sortie du film “Killers of the Flower Moon” consacré à la culture Osage et à la lutte pour sa survie et la survie de sa langue. Dans un monde où le pétrole et les énergies fossiles sont très justement remis en question pour laisser place aux énergies renouvelables, dans un monde où la survie de l’humanité est en jeu, comment concilier cette nécessaire transition tout en préservant la survie du peuple Osage et d’autres nations amérindiennes qui tirent leur moyen de subsistance et parfois de survie de l’extraction et de l’exploitation des gisements des champs pétrolifères. L’implantation des casinos peut-elle offrir une alternative durable ? Il est permis d’en douter ? Sur ces terres peu propices à la culture de céréales où à l’élevage, quelle transition envisager ? Et sans ressources durables, comment la culture de ce peuple et sa langue peuvent elle survivre ? J’ai moi-même vécu, lorsque j’étais enfant et adolescent, dans un environnement où l’Occitan était largement pratiqué comme langue de communication…cette langue a pratiquement perdu cette fonction même si elle continue à faire l’objet d’étude…encore merci à Gerry de nous avoir rappelé l’importance qu’il y a de prendre garde à veiller à la richesse de la diversité des langues…

  2. Gerry Kenny

    Bonjour Jean Pierre. Merci pour ce commentaire développé. D’abord une précision. C’est bien “Un Pont au-dessus de l’Océan” qui évoque la lutte pour défendre la langue des Osages et non pas “Flowers of the Killer Moon”. En réalité, Scorcese a profité du travail sur la redécouverte de la langue osage que nous raconte Francis Fourcu dans son documentaire, dans la mesure où, sans la renaissance de la langue, Scorcese n’aurait pas pu montrer une telle présence de l’Osage dans son film grâce aux osagophones aux côtés des anglophones, faute de locuteurs! Ensuite, pour compléter tes remarques très justes concernant les ressources énergétiques et la survie des Osages, je rajouterais un mot sur la biodiversité. En réalité, c’est plus qu’un mot, et c’est Francis Fourcu qui le dit dans l’un des nombreux entretiens de promotion pour son film : il y a 7000 langues parlées au monde, dont 4800 appartiennent qui aux peuples autochtones. En termes de population, ces peuples ne représentent que 6% de la population mondiale. Cependant, les terres de ces mêmes peuples constituent 80% de la biodiversité. Défendre ces langues, c’est donc défendre la biodiversité.

  3. Gerry Kenny

    Un article en anglais est signalé par Daniel Spagni sur une langue qui fait le pont avec le grec ancien, le romeyka, qui est sur le point de s’eteindre. Plusieurs réflexions pertinentes sur la transmission et la vitalité des langues. Il y a un appel à l’action pour protéger le romeyka, mais vers la fin de l’article un expert souligne qu’une langue ne peut survivre que si ses locuteurs le décident ; ce qui nous rappelle que le vécu des Osages est partagé par d’autres : https://www.theguardian.com/science/2024/apr/03/endangered-greek-dialect-living-bridge-ancient-world-romeyka?CMP=Share_AndroidApp_Other

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