Sommes-nous encore capables de penser par nous-mêmes?

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Cet article partage une histoire de foule et une photo qui interroge notre regard sur nous-mêmes.

Né le deuxième enfant sur six dans ma famille, j’ai toujours grandi avec une petite foule pour compagnie. Par conséquent, j’ai dû attendre l’âge où je suis parti de la maison pour vraiment connaître la sensation de solitude.

Vous avez certainement une histoire de foule à raconter. Mon premier souvenir d’être au sein d’une grande foule remonte à une sortie pour faire une course avec mon père. J’étais encore enfant, et je me suis trouvé au milieu de la foule dans un grand magasin un samedi après-midi. C’était une expérience stressante. J’étais non seulement entouré d’inconnus – je me souviens d’avoir été saisi par l’impression de n’y reconnaître personne – je n’avais pas non plus la moindre idée ni de la raison de notre présence ni de l’objet de notre recherche, encore moins l’explication de la présence de tant de gens dans un même lieu, apparemment tous livrés à une sorte de folie collective.

Effectivement, une foule peut nous perturber. Mais une foule peut également nous exalter. Aujourd’hui, dans un monde où le populisme1 est souvent servi en tant que plat du base à la foule des gens considérés comme des citoyens ordinaires pour alimenter le rejet des élites ou de quelques ennemis désignés, nous sommes constamment poussés à déclarer notre appartenance à diverses foules d’opinion. Dans notre activité en ligne sous toutes ses formes, les invitations à cliquer ou à partager pour exprimer notre accord ou notre désaccord sont difficiles à résister.

Sommes-nous encore capables de distinguer entre ce qui nous exalte et ce qui nous perturbe? Sommes-nous encore capables de penser par nous-mêmes? Ou sommes-nous, en réalité, tout simplement perdus au milieu d’une foule dans grand magasin bondé, sans savoir la vraie raison ni de notre présence ni ce qu’il faudrait acheter?

Types de foule

Anne Templeton et John Drury2 font la différence entre deux types de foule : la foule physique est constituée de multiples personnes réunies dans un même espace, tandis que la foule psychologique est formée de personnes partageant une même identité sociale.

Les foules physiques peuvent nous mettre mal à l’aise, surtout si nous les subissons plutôt que de les choisir. Ainsi il peut être désagréable de se trouver dans une foule dans les transports à l’heure de pointe, au supermarché le weekend, ou dans n’importe laquelle situation où une entrave à la circulation de personnes nous empêche d’arriver facilement à destination. Nous pouvons faire de notre mieux pour éviter ces foules physiques mais, si nous n’avons pas d’autres options, nous essayons de réduire au minimum le temps que nous y passons, tout en visualisant le moment où, enfin, nous aurons de nouveau davantage d’espace personnel.

Parfois une foule physique peut rassurer, et le fait d’y être peut donner un sentiment d’appartenance et de sécurité. Dans certains pays, comme l’Inde, les foules physiques sont quotidiennes et incontournables – il suffit de parcourir les images dans cet album photos sur Getty Images pour en avoir une foule de preuves – et même les visiteurs doivent apprendre à vivre avec la proximité et la densité d’un entourage permanent.

Les foules psychologiques sont différentes. Nous les choisissons plutôt que de les subir, il est plus probable que nous parlions avec des inconnus que nous y croisons, et nous sommes heureux de rester en contact physique, même rapproché, avec ces personnes qui partagent nos idées. Selon Anne Templeton : « les foules psychologiques sont capables de se déplacer plus lentement et d’aller plus loin pour maintenir une formation resserrée par les membres de la même foule.3

Dans une foule psychologique, nous acceptons d’être coude à coude avec les autres – que ce soit dans une salle de concert pleine à craquer, sur une piste de danse au cœur d’une fête, ou lors d’une manifestation pour défendre une cause qui nous est chère. Le financement participatif en ligne4 a rendu possible la constitution d’une nouvelle forme de foule psychologique : une foule numérique de personnes qui ne se rencontreront jamais physiquement, toutes fédérées autour de réalisation d’une idée ou d’un projet.

Se libérer de la foule

Que se passe-t-il lorsqu’un individu se libère d’une foule pour suivre son propre chemin? Il sort du groupe auquel il appartenait et change de cap. En tant que membre du même groupe, quel regard portons nous envers cet individu?

L’image suivante m’a incité à répondre à cette question en m’embarquant dans une foule de réflexions que j’ai eu l’impression de rencontrer pour le première fois.

Photo Alejandro DiezFacebook – 3rd August 2022

Regardez la photo de près.

Voici quelqu’un qui avance vers vous avec délibération. Il semble vous fixer du regard. A moins que ce ne soit qu’une simple coïncidence provoquée par le fait que vous le regardiez également à votre tour. Essayez de détourner votre regard un instant, puis regardez-le de nouveau. Alors? Il vous regarde toujours. Et il se rapproche de plus en plus.

Qu’est qu’il peut bien vouloir? Il à l’air décidé. Peut-être qu’il pense que vous avez quelque chose dont il a besoin? Sinon qu’il cherche à vous transmettre quelque chose?

Mais transmettre quoi au juste? Un paquet? Ou un message – si vous connaissez le mot de passe. Le mot de passe? Évidemment. Et gare aux conséquences si vous ignorez le mot de passe!

Pourquoi est-ce qu’on remarque cet homme? Parce que, à l’exception de la jeune femme aux lunettes de soleil qu’on peut distinguer derrière lui, toutes les autres personnes marchent dans le sens opposé. De plus, il y a son allure. Il a de l’allure. Certains forcent le trait pour avoir de l’allure, mais lui, il de l’allure sans forcer quoi que ce soit.

Qu’est-ce qu’il tient dans sa main droite? Difficile à dire. A moins qu’elle ne soit vide et qu’il ne la tienne fermée tout simplement. Ce ne serait pas aussi troublant sans ce regard noir. Et la dégaine de cet homme.

C’est qui? Un mafieux qui cherche à défendre sa réputation? Un personnage célèbre mais vieillissante qui se demande si quelqu’un le reconnait encore? Ou simplement quelqu’un qui pense à contre-courant? Quoi qu’il en soit, il est désormais si proche de vous que vous avez presque l’impression de l’entendre respirer. L’oreille d’un médecin pourrait même y détecter un léger sifflement. Alors, avez-vous affaire à un homme sur le point de mourir qui cherche quelqu’un à confier ses dernières paroles? Ou est-ce, au contraire, un individu bien vivant, un peu égaré, qui suit une lueur d’espoir perçue ailleurs, au loin?

Absorbé par cette foule de détails, une voix se lève et coupe court à vos interrogations. C’est la voix de la femme aux lunettes de soleil. L’homme s’arrête, l’attend, de la tête ils se font un signe de reconnaissance, et puis ils vous dépassent faisant chemin ensemble. L’homme vous fait le même signe de la tête en passant.

Que faire? Suivre le courant avec la foule? Ou suivre le couple qui vient de partir dans le sens contraire? Ou suivre votre propre chemin? Cet instant de questionnement s’évapore, mais l’image reste.

Aller à contre-courant

Cette image vient du photographe et cinéaste Alejandro Diez dont le travail ne cesse de m’interpeller.5

Lors de la publication initiale sur son compte Facebook, le photographe cite une version de l’observation célèbre attribuée à Malcolm Muggeridge : « N’oubliez jamais que seuls les poissons morts nagent avec le courant. »6 Autrement dit, qu’il faut toujours garder à l’esprit l’idée que la vie n’est rien sans prises de risques et le courage de ne pas suivre la foule. Est-ce qu’il faut comprendre que nager à contre-courant est une preuve que nous sommes encore en vie? Alejandro Diez rajoute son propre commentaire à la citation de Muggeridge : « Parfois on a l’impression d’être parti dans le sens contraire. »7

S’éloigner de la sécurité de la foule pour aller à contre-courant peut être une expérience solitaire. Si nous pouvions nous regarder en train de le faire, je me dis que nous ressemblerions un peu à l’homme sur la photo. 

Et j’entends une question qui se répète dans sa tête. C’est une question qu’il m’a transmise et que je vous transmets à mon tour :

Sommes-nous encore capables de penser par nous-mêmes?

Aller plus loin

Faire un tour à l’exposition sur les foules Comme des moutons? (Are we really like sheep?) au Quai des Savoirs, Toulouse, jusqu’au 2 novembre 2025.

Si vous ne passez pas à Toulouse, il y a toujours la page foisonnante écrite par la foule au sujet de La Foule sur Wikipédia qui est disponible en permanence, tout en évoluant constamment en fonction des envies des rédacteurs.

  1. Pour une exploration plus complète : Populisme, mode d’emploi, Alain Dieckhoff, Sciences-Po, 2018 ↩︎
  2. Templeton & Drury, Qu’est-ce qu’une foule? Implications pour la simulation informatique, l’Université de Sussex, 2018. ↩︎
  3. Citation extraite d’un article en anglais : The secret science that rules crowds, BBC, 2018 ↩︎
  4. Le terme anglais de crowdfunding veut dire littéralement le financement par la foule. ↩︎
  5. Voir L’image même de l’indépendance pour un autre exemple. ↩︎
  6. Citant en espagnol par Alejandro Diez : « Solo los peces muertos siguen la corriente. » ↩︎
  7. Commentaire original en espagnol : « A veces da la sensación de que vamos en la dirección contraria. » ↩︎

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