Felix Picherna, l’as de la cassette

En septembre 2000, à l’installation de la fête associative de Tangueando Toulouse sur la place Saint-Sernin, Dominique Bakry, bénévole comme moi, était catastrophé. Est-ce que je veux bien mettre la musique pour le bal ce soir? Il pensait le faire mais n’a pas eu le temps de se préparer. Il suffit de récupérer les disques de l’association, me dit-il. Et me voilà DJ de Tango.

Je me suis beaucoup amusé ce soir-là, et j’ai récidivé dès que j’en avais l’occasion. Le fait de choisir la musique m’a ramené vers mes années d’adolescence où j’ai appris à faire DJ pour les bals mensuels dans mon lycée. Ce n’était pas du tango, mais je mes suis rendu compte que, malgré les années, les réflexes restaient intacts. J’aimais l’improvisation et le fait de prendre appui dans l’inspiration du moment.

J’ai beaucoup musicalisé en tango à droite et à gauche par la suite. La fonction du DJ Tango en France commençait à prendre de l’importance et, entre DJs, on échangeait beaucoup sur les bonnes pratiques. On se demandait comment ça se passait à Buenos Aires. On glanait des idées comme on pouvait.

Le nom de Felix Picherna revenait souvent. Un DJ de Buenos Aires qui avait un style de programmation très animée. En plus, il travaillait avec des cassettes! Comment faisait-il? Le Jeudi 21 août 2003, je l’ai enfin vu à l’œuvre.

Soy Felix Picherna, su humilde servidor

Vers 21 heures sur la Place de Verdun à Tarbes, l’homme à la veste impeccable, cigarette aux lèvres, qui semble si pris par sa réflexion derrière la console avec les techniciens, s’appelle Felix Picherna.

Felix Picherna – Source : Tangofilia

A A E Invité au 6° Festival de Tarbes en Tango pour animer trois bals et deux après-midis de stage avec les fadas de la programmation musicale, Felix a 67 ans et il est le disc jockey de tango le plus célèbre du monde, avec une réputation bâtie dans les clubs de Buenos Aires tels que La Pavadita, El Sunderland, La Confiteria Ideal … et maintenant confirmée en Amérique du Nord et en Europe.

La première fois qu’il prend le micro, c’est pour animer l’intermède entre les sets de Veritango, l’orchestre d’Alfredo Marcucci.

Ce type de soirée est très difficile à bien mener car le DJ joue un rôle délicat : c’est à lui de trouver le moyen de travailler en harmonie avec l’orchestre, sachant très bien que les musiciens vont, de toute façon, jouer des morceaux prévus à l’avance. En revanche, le DJ doit s’adapter sans cesse pour suivre, contraster ou inspirer les danseurs en fonction du moment.

Felix Picherna ne peut compter que sur lui-même et sur la musique qu’il a apportée dans sa grande valise – ses fameuses cassettes, aussi étranges pour nous que des 78 tours, mais qu’il va manipuler de façon tout aussi étrangement précise.

Felix Picherna, en train de caler sa cassette à l’aide d’un stylo.
Source : bibletango.com

Comme il dira à ses stagiaires lors des deux ateliers de programmation musicale en tango, un tel état de concentration lui impose certaines règles de travail au moment du bal qu’il respecte rigoureusement : il ne danse pas, il ne boit pas d’alcool, et il construit sa programmation de façon improvisée en fonction de ce qu’il observe. Fumer est autorisé. Et pour choisir sa musique, il dispose de ressources considérables.

Selon Félix Picherna, il existe environ 25 000 tangos enregistrés dont 3000 qui sont, pour lui, bailables. J’ose à peine imaginer le nombre de morceaux qu’il a dûs programmer depuis ses débuts en tant que DJ au Club Viento Norte dans le quartier de Villa Irquiza en … 1958 !

Revenons au bal du jeudi soir. Au micro, il se présente aux danseurs, les salue d’une voix chaleureuse, puis passe son premier morceau. Il débute chaque bal par la même introduction : Attención, attención … Bailarinas y bailarines … Soy Felix Picherna, su humilde servidor … Il promet d’amener les danseurs intensamente jusqu’au bout de la nuit.

Questionné sur cette façon peu habituelle qu’il a de parler entre les morceaux, un peu comme un présentateur à la radio, il avouera avec beaucoup de modestie que c’est le style qu’il a trouvé, que cela correspond à sa personnalité, à sa manière de vivre sa passion, et que chaque DJ doit chercher son propre style. Puis il rajoutera que ceci lui permet de poser quelques marques familières dans un travail par ailleurs improvisé, car il ne sait jamais à l’avance ce qu’il va mettre tout au long d’une soirée, mais tente seulement de proposer dans des instants de bal qui correspondent à l’ambiance qui règne ou qu’il cherche à créer.

Lors du stage de programmation musicale, il nous parlera de l’importance de choisir les orchestres en fonction de l’âge des danseurs, surtout au début : pour les publics jeunes, Ricardo Tanturi et Juan D’Arienzo; pour les publics plus âgés, Carlos Di Sarli et Osvaldo Pugliese (version années 40).

Images rares de La Orquesta Tipica de Pugliese de 1948
Juan D’Arienzo dirigeant son orchestre dans ce style si particulier

Car un DJ doit travailler sur toute la durée de plusieurs heures de bal et ne doit pas épuiser les danseurs trop vite. Il donnera de nombreux titres de tangos pour préciser les choix possibles, orchestre par orchestre, de mémoire. Il nous dira que, en tango, les années 40 commencent en 1935 pour finir en 1948.

Carlos Gardel

Il nous parlera des grands orchestres de cette époque, nous passera des titres, puis nous recommandera d’autres formations dites de segunda categoria mais de grande qualité pour le bal. Il nous dira son admiration pour Pugliese et sa capacité à révolutionner le tango dans le respect de la tradition. Il nous dira son amour pour Gardel.

Il nous passera Libertango, désigné comme le seul tango bailable de Piazzolla. Avant de nuancer cet avis face aux interrogations de certains stagiaires. Il écoute de près El Desbande du même Piazzolla de 1946, nous montrant les prémices de tous les traits de style de la maturité du bandonéoniste lorsqu’il ne ferait plus du tango, mais simplement ce que Felix appelle de la música de Buenos Aires .

Ce jeudi soir sur la Place de Verdun à Tarbes, le premier morceau vient de commencer. Les danseurs hésitent, car ce n’est pas un tango, même si l’air est familier. C’est une musique de mise en scène, d’intermède, appelait cortina dans les bal tango. Felix Picherna ne fait rien de plus. Il attend. La musique et l’irrésistible envie de bouger travaillent pour lui. Après cet instant de flottement magique, les couples se mettent au swing lent et élégant que suscite Petite Fleur de Sidney Bechet.

Petite Fleur de Sidney Bechet et l’irresistible envie de danser en 1952

A la fin du morceau, les danseurs entendent les remerciements au micro, car Felix Picherna remercie toujours les danseurs, qu’il porte avec pasión et attención. Car, n’en doutez pas un instant, lorsqu’il met la musique, sa partenaire c’est la milonga toute entière. Et puisque les danseurs sont déjà sur la piste, c’est partie pour un bal tango comme Felix en a le secret!

Merci aux tangueros tarbais pour cette initiative. Mais surtout, gracias Felix, por la música, tus historias, tu humor y tu amor de la vida.

Post scriptum

La première version de cette chronique, sortie en 2003, a été publié dans des journaux de tango en France comme El Zorzal (Tangueando Toulouse) et La Salida (Le Temps du Tango Paris). A cette époque, la connaissance des styles et répertoires des orchestres de l’age d’or du tango était loin de ce qu’elle est aujourd’hui. Ainsi la rencontre avec une figure telle que Félix était un vrai privilège. Il était une sorte d’encyclopédie vivante du tango, capable de répondre à toute question historique ou discographique. Ses choix de programmation privilégiaient la danse et l’envie de danser. Rétrospectivement, il faisait des choix classiques en tango et des choix audacieux en matière de musique pour les intermèdes.

Né en 1936, Felix Picherna nous a quittés le samedi 23 janvier 2016. Une longue vie à faire danser beaucoup de monde. Une belle œuvre pour un ouvrier de légende.

Entretien avec Felix Picherna de mars 2014. Espagnol, sous titres en anglais.

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