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Pour continuer la série Prendre plaisir à prendre la parole, notre point de départ sera un commentaire souvent fait par des personnes de tous âges quand il s’agit de dire pourquoi elles hésitent à prendre la parole en public devant un auditoire : « J’ai une grande admiration pour les personnes qui savent prendre la parole en public. J’en suis à des années-lumière. »

J’aimerais voir ce qui se cache derrière l’illusion de la magie d’une prise de parole en public en évoquant une expérience personnelle toute récente où j’ai perdu le fil devant un auditoire. Bien parler en public en toute circonstance, c’est le travail de tous les jours et de toute une vie. Mais quand on n’y arrive pas, ou seulement avec difficulté, on peut ne plus avoir envie de recommencer. Sans surprise, il n’y a pas beaucoup de témoignages de perte de fil racontée de l’intérieur. Après tout, qui a envie de parler de ce n’a pas marché à ses yeux? Personnellement, j’avais besoin de revenir sur l’expérience pour tenter de comprendre ce qui s’était passé, parce que je ne voulais pas rester sur un sentiment d’échec. Garder la capacité à prendre la parole en public me semble essentiel. Dans le monde actuel, si nous perdons notre capacité à lever notre voix pour parler, il faudra compter sur quelqu’un d’autre pour le faire à notre place, et le résultat pourrait ne pas nous plaire.

L’expression de « parole désorchestrée » utilisée ici dans plusieurs locutions vient d’un concept imaginé par l’orthophoniste Élisabeth Vincent.

A la recherche d’un volontaire pour prendre la parole

« Qui veut bien prendre la parole?«  Vous avez sans doute entendu une telle demande au moins une fois dans votre vie. Elle est souvent suivie d’une invitation. « Faites un pas en avant si vous êtes volontaire. » Je n’ai pas toujours aimé le son de ma voix1, donc je ne suis pas quelqu’un qui s’est précipité pour parler. Et c’est généralement quand je suis encore en train de me demander qui va parler que je me rends compte que tout le monde a déjà fait un pas en arrière. Il est trop tard, et je me trouve désigné volontaire. Vous vous demandez comment j’ai fait pour ne pas comprendre comment je n’ai par réussi à me désister comme les autres? Je ne saurais vous le dire, mais en revanche je peux affirmer que, à force de devoir y faire face, j’ai appris à prendre la parole, tant bien que mal.

Vous voulez bien dire quelques mots?
Ba Ba sur Unsplash

C’est une fois devenu enseignant de langue que j’ai vraiment commencé à mesurer l’étendue des réticences, chez les jeunes comme chez les adultes, devant l’expression orale.2 Les années passant, et naviguant entre les publics d’élèves très contrastés, j’ai appris à aimer l’oral et à faire de l’oral en classe. J’ai découvert qu’il y avait mille manières d’informer, de surprendre et de divertir un auditoire; j’ai également appris que, pour y arriver, il fallait oser se tenir debout face à ses interlocuteurs, à les regarder dans les yeux et à scruter leurs réactions. J’ai également réalisé que, lorsqu’il s’agit d’encourager la parole des autres, chacun doit chercher le chemin pour trouver et faire entendre sa propre voix, tout en acceptant qu’on parle mieux certains jours que d’autres.

Justement, ici il s’agit d’évoquer un jour où j’ai parlé avec moins de réussite.

Juste quelques mots d’introduction

Reprenons notre fil. Revenons au moment où j’ai perdu le fil lors de ma prise de parole. De quoi fallait-il parler? Rien de bien compliqué : présenter le concert du soir lors d’un festival. J’étais censé dire quelques mots en introduction pour mettre le public en appétit avant la performance à venir, présenter les artistes, puis demander au public de faire un tonnerre d’applaudissements pour les accueillir.

Est-ce que j’allais lire le texte de cette introduction? Certainement pas. Des années passées à explorer la pédagogie de l’expression orale m’ont convaincu que prendre la parole en public sans se contenter de lire à voix haute un texte écrit permet de rester dans l’expression de l’instant, car rien ne vaut le direct. Comment s’y prendre? Soit par une improvisation totale, soit par une préparation mémorisée, puis oralisée de manière un peu libre pour créer chez l’auditeur l’envie du spectacle à venir. Mais improviser, tout comme donner l’impression d’improviser, cela se prépare.

Préparer la prise de parole

Je me suis renseigné au sujet des artistes à présenter pour pouvoir construire la trame d’un discours que j’ai structuré sous forme d’un écrit sommaire sur une feuille de papier simple. Il ne restait plus qu’à trouver un temps calme avant le spectacle le jour J pour partir de ces notes sur feuille pour mettre la version orale en forme.

Il s’agit d’un rituel de mise en mémoire adapté de la tradition orale et utilisé par des conteurs pour remettre une histoire en tête avant de la raconter. En marchant, parlant à voix basse comme si je m’adressais déjà à un auditoire, je cherche la bonne formulation orale à partir de la trame que j’ai préparée à l’écrit. Je n’ai pas besoin d’avoir le silence pour le faire – il est même souhaitable d’avoir un fond sonore pour masquer ce que je suis en train de dire – mais il faut juste pouvoir trouver le temps et l’espace pour monologuer avec moi-même pendant ce temps court et indispensable. C’est un travail qui ressemble à celui d’un musicien qui accorde son instrument et prend ses marques avant une performance en répétant les gestes de certains passages clés à venir.

Les gestes d’un musicien
par Manish Vyas sur Unsplash

Mais, ce jour-là, les choses ne se sont pas déroulées comme d’habitude. Le temps qui a précédé le concert était très intense, notamment lors de la dernière heure, en raison d’une succession de réglages techniques donnant lieu à des échanges entre les membres de notre équipe qui, même s’ils n’avaient rien à voir avec le propos que je devais dire, ont sollicité mon attention. Il m’était impossible de m’isoler pour m’entraîner, et je sentais la tension monter tandis que l’heure de la prise de parole approchait.

Finalement, au dernier moment, j’ai trouvé un coin en coulisses, quelque part entre la scène et les loges des artistes, pour travailler ma prise de parole. J’ai réussi à aller jusqu’au bout, mais curieusement je n’étais pas complètement convaincu par le résultat. Habitué aux prises de parole depuis longtemps, je n’entendais pas la musique habituelle des mots qui s’articulent dans ma tête. Mais bon, c’était l’heure, et il fallait y aller.

Le nom sur le bout de la langue

J’ai parlé. Tout a bien commencé et j’ai pris confiance mais, au moment de dire le nom de l’une des artistes, ma mémoire a dysfonctionné. J’ai cherché le nom que j’allais dire, que je voulais dire, que j’avais prévu de dire. Mais ce nom, que j’avais pourtant sur le bout de la langue, m’échappait3. C’était comme si j’avais renversé toutes les lettres qui composaient le nom sans pouvoir les remettre dans le bon ordre. Tout ceci s’est passé très vite, mais l’instant suspendu de confusion mentale a duré une éternité. Sur le moment, je m’en suis sorti par une de ces pirouettes orales que tout orateur doit savoir sortir dans de telles situations pour pouvoir passer à la suite. Quelle pirouette? Quelqu’un dans le public m’a gentiment soufflé le nom, et j’ai réagi avec quelque chose comme : « Ah oui, je vois qu’il y a des connaisseurs présents ce soir.« 

Un piano désorchestré
par Amin Zabardast sur Unsplash

Et puis quoi? J’ai dit le nom que je cherchais et j’ai poursuivi mon propos. Ma présentation concernée un spectacle de musique et de danse mais, dans mon passage à la suite, j’ai perdu une partie des paroles prévues, notamment au sujet des danseurs qui, par conséquent, n’ont eu droit qu’à quelques généralités et d’imprécisions, à la différence des musiciens dont les informations me revenaient sans difficulté. Impossible de faire mieux. Puis, c’était fini. Le public a applaudi et le spectacle – qui fut une belle réussite – a commencé.

Comprendre ce dérapage

Pendant un instant, devant une salle pleine de quelques centaines de personnes, j’ai bégayé, j’ai bafouillé, j’ai cafouillé, j’ai perdu le fil. Un vent de désorchestration en éclats a fait voler toute ma pensée. Et, avec elle, toute possibilité de la danse des cerveaux avec mes auditeurs tant espérée. Malgré tout ce que j’avais fait pour bien me préparer, je me suis retrouvé dans un incident de parole désorchestrée. J’ai survécu, mais j’ai eu besoin de comprendre ce dérapage.

Dans son livre sur le bégaiement, l’orthophoniste Élisabeth Vincent explique : « Le bégaiement ne se manifeste pas de manière constante, il peut survenir à certains moments et non à d’autres. Il ne s’agit pas d’une incapacité articulatoire, mais d’une perturbation de la coordination qui vient désorchestrer la parole. »4 Il nous arrive à nous tous de bégayer sans que nous ne soyons diagnostiqués comme bègues. La parole parfaite n’existe pas, mais nous craignons tous la désorchestration de notre parole en public parce que notre parole passe par notre voix – et notre voix, c’est nous, c’est notre identité.

Chef en pleine orchestration
par Kazuo Ota sur Unsplash

Élisabeth Vincent nous rappelle aussi qu’un dérapage dans le discours du type bégaiement peut être provoqué par une hyper-activité mentale au moment de parler : « Les personnes bègues disent souvent que leurs idées vont trop vite par rapport à leur parole ou qu’elles ont des difficultés à trouver les mots pour traduire leur pensée. » Peut-être que mon discours était trop ambitieux et, voulant dire trop de choses, tout en gardant tout en mémoire, ma parole et ma pensée se sont entrechoquées. J’ai le souvenir de certaines autres occasions où c’était sans préparation aucune que je me suis exprimé le mieux. En ces moments-là, une sorte de musique s’est mise en route et j’avais la sensation de déchiffrer une partition à l’instant même de sa création en une sorte d’orchestration naturelle. C’est dans cette direction que je dois chercher mon inspiration désormais.

Enfin, Vincent souligne l’importance de la place que nous attribuons à notre interlocuteur ou notre auditoire lors une prise de parole. Tout enseignant sait très bien qu’il faut souvent retourner un auditoire qui n’est pas intéressé, à priori, par le sujet d’un cours. Cela nous pousse à travailler nos effets d’annonce, à trouver des accroches, à nous adapter à l’imprévu et surtout à faire face à n’importe quel public même si, par moment, on en a moins envie. Si on ne fait que tenter de dérouler un discours répété auparavant, l’attention et la participation des élèves risquent de ne pas être au rendez-vous. Mais malgré le nombre de paramètres qui sont impossibles à maitriser dans une salle de classe, un minimum de préparation s’impose. Un équilibre délicat est indispensable, et les personnes en prise de parole publique, comme les enseignants, se doivent d’être à la fois solides et souples. Surtout, selon Vincent, lorsque notre fluidité est rompue et que nous devons reprendre le fil : « Devoir répéter est une situation particulièrement pénible. Redire le même énoncé, sentir l’attente de l’interlocuteur tend à augmenter le niveau de tension. » Dans mon cas, je cherchais un nom qui m’échappait et j’étais sauvé par le soutien d’un auditoire attentif. Malheureusement, j’ai perdu une partie de ce que j’avais prévu de dire ensuite. J’ai voulu montrer une maîtrise que je n’avais plus et j’ai enchaîné trop vite. A l’oral, il faut avoir l’intelligence de ralentir pour garder l’intelligibilité.

La parole réorchestrée

J’ai eu l’occasion de refaire une présentation depuis cet incident de désorchestration, et j’ai pu retenir cette fois-ci quelques principes qui me correspondent mieux et avec lesquels je vais essayer d’évoluer dans les temps à venir dans ce type de situation :

  1. Penser toujours à quelque chose d’informatif mais bref, et aller à l’essentiel en donnant des clés.
  2. Ne pas se laisser envahir par la préparation à l’écrit, mais rester résolument tourner vers l’oral.
  3. Si certains éléments ne rentrent pas en mémoire lors de la préparation, alors reformuler ou simplifier.
  4. En cas de difficulté, ne pas pas s’isoler ou fuir mais prendre appui sur l’auditoire car, en tant que porte-parole, on fait partie de la même communauté.
  5. Et surtout, surtout, avoir l’intelligence de ralentir pour réduire la tension et garder l’intelligibilité.

Dans cette nouvelle prise de parole, je n’ai pas perdu le fil. J’ai même une la sensation d’une parole réorchestrée. Mais je sais que chaque prise de parole est un nouveau défi à relever avec courage et créativité.

Je nous souhaite bonne chance! En attendant, apprenons à apprécier la prise de risque de ceux et celles qui prennent la parole en public. Restons bienveillants, réceptifs, attentifs et exigeants.

Pour aller plus loin

Le micro-geste de la voix est une page de l’université de Lyon, initialement destinée aux enseignants, qui explore l’univers de la voix et de la prise de parole. Les conseils sont riches et tournés vers les situations pratiques.

L’ensemble des articles dans la série Prendre plaisir à prendre la parole est disponible ICI.

  1. Pour plus de détails voir Accepter sa voix comme un audio-selfie. ↩︎
  2. Pour une évocation des défis de l’oral, voir le post Prendre plaisir à prendre la parole. ↩︎
  3. Le nom sur le bout de la langue de Pascal Quignard, éditions POL 1993, explore l’univers de la parole désorchestrée par le biais d’un conte surprenant qui raconte l’histoire d’un nom oublié. Également disponible en édition poche Folio, chez Gallimard, 1995. ↩︎
  4. Le Bégaiement : La parole désorchestrée, Éditions Milan, coll. Les Essentiels Milan, 2004 ↩︎

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