D’où venait l’anglais de mon père? A quoi ressemblait-il?
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Voici le second de deux portraits qui explorent la constitution de l’anglais parlé par mes parents.
Tout a commencé quand j’ai réalisé que, enfant et adolescent, j’ai été souvent intrigué et attiré par des variétés d’anglais qui étaient différentes de la norme – des accents, des dialectes. Je me suis demandé s’il y avait un lien entre cette fascination pour les étrangetés de la langue anglaise et la vie que j’ai passée à enseigner cette langue comme langue étrangère. Nous savons que la façon dont les parents parlent et manient une langue influence les habitudes langagières de leurs enfants, alors c’est tout naturellement que je me suis interrogé au sujet de l’anglais que nous parlions à la maison.
J’ai d’abord rédigé le portrait de l’anglais de ma mère que vous pouvez consulter ici. Le parcours de mon père est différent. Né à l’étranger avant de devenir migrant et voyageur, sans parler de langues étrangères, il a développé la capacité de se fondre dans le paysage comme une sorte de caméléon anglophone. Mais d’où venait son anglais? Et à quoi ressemblait-il?
Family
Mon père est né Kenneth Kenny, dit Ken, à Dublin en 1932. Son père, Desmond, était un Dublinois et fils d’un importateur de pianos peu doué pour les affaires, ce qui a souvent perturbé l’équilibre de la vie familiale. Mais le jeune Desmond était quelqu’un d’entreprenant et ouvert aux autres qui a rencontré sa future épouse, Evelyn Farrell, dit Eva, lorsqu’il travaillait comme journaliste. Eva Farrell, venait de Booterstown, une banlieue tranquille de Dublin sur la côte. Elle gérait un cinéma en plein cœur de la capitale, The Bohemian Picture Theatre, lorsque le journal de Desmond l’a envoyé faire le portrait de cette femme, la première à occuper un tel poste dans le Dublin de l’époque. Je n’ai pas trouvé de trace de l’article, mais ils se sont mariés en 1921, puis se sont installés à Waterford, 170 kms au sud de Dublin, où Desmond écrivait pour The Freeman’s Journal, jusqu’à l’incendie dans les locaux du journal provoqué par les événements de la guerre civile irlandaise en 1922, ce qui a obligé le couple à regagner Dublin. Desmond a fini par devenir fonctionnaire au Ministère de la Santé crée en 1947 sous le nom de Department of Social Welfare. Eva a donné naissance à 9 enfants, dont 5 seulement ont atteint l’âge adulte.1 La maternité ne l’a pas empêchée de devenir l’organisatrice redoutable d’événements destinés à récolter des fonds pour les bonnes causes diverses de l’église catholique. J’aimerais savoir encore plus de choses sur eux en tant que personnes, mais nous ne nous sommes rencontrés qu’une seule fois.

Ken a quitté l’Irlande et le foyer familial à 18 ans quand il a intégré la marine marchande en tant qu’officier de radio2 et il y est retourné très peu, se contentant de liens épistolaires par la suite. Grâce à ses missions de voyage à partir de Liverpool, il était constamment en déplacement à l’étranger et n’avait aucune envie de se retrouver à Dublin. Puis, sur le ferry lors d’une de ses rares visites de retour, Ken a rencontré Sheila, notre mère, qui était de Birkenhead et allait rendre visite à ses cousins. Pour lui, ce fut un tournant majeur dans sa vie et une raison de plus de se détourner de l’Irlande.
Par conséquent, en tant qu’enfants grandissant en Angleterre, notre seul lien avec l’île verte s’est tissé plus tard, à l’occasion de la visite d’un membre de la famille irlandaise pour le repas dominical. L’invitée la plus fréquente était Aunty Marion, la jeune sœur de Grandma Eva, qui était installée à Londres où elle avait fait carrière depuis de nombreuses années. Marion était quelqu’un d’ouverte avec une grande capacité écoute qui savait animer une conversation avec beaucoup de finesse – de plus, elle sortait toujours quelques sucreries de ses nombreux sacs sans fond.
D’autres visiteurs du dimanche, moins assidus, amenaient un peu d’Irlande chez nous. Il s’agissait des frères et sœurs de Ken qui venaient seuls ou à deux. Étant entrés dans les ordres de l’église, ses grands frères Mylo et Des3, tout comme sa grande sœur Nora, étaient célibataires, mais Evelyn sa sœur cadette avait une grande famille comme la notre4 et nous leur rendions également visite parfois. Les Kenny devenaient très animés dans ce genre de rassemblement, mais on savait que la vraie conversation allait démarrer une fois que les enfants avaient quitté la table. De quoi parlaient-ils? Je ne peux que l’imaginer.
Nuances irlandaises
Je vois bien aujourd’hui qu’il y avait des nuances irlandaises dans l’anglais de mon père mais, enfant, cela ne sautait pas aux oreilles. Tout ce que je savais, c’était que je vivais en Angleterre, le pays où j’étais né, et nous étions des Anglais. Il n’y avait pas de regard en arrière vers l’Irlande. Je me souviens du jour ou mon père a officiellement renoncé à sa nationalité irlandaise pour devenir Britannique en 1965, mais je ne l’ai jamais perçu comme un étranger avant ce changement. La langue commune aux deux pays étant l’anglais, le débat n’avait pas lieu d’être.
Il y avait peut-être une occasion où j’ai eu conscience de son statut d’ex-Irlandais. C’était le jour où il nous a amenés, moi et mon frère Simon, à Twickenham voir l’Angleterre jouer contre l’Irlande dans le Tournoi des 5 Nations de 1972. Malgré nos trois voix qui encourageaient l’Angleterre comme une bonne partie des spectateurs, c’est l’Irlande qui a gagné dans les dernières secondes. Le supporter irlandais derrière nous, qui avait un fort accent anglais et qui avait crié « Come on, Ireland! » pendant 80 minutes, était ravi. Mon père, imperturbable, nous a dit de la défaite : « Au moins ça fait plaisir à quelqu’un ». En effet, on s’est dit que notre père était vraiment un supporter anglais désormais.
Parfois, son accent irlandais nous amusait quand il refaisait surface dans sa façon de prononcer certains mots. Trois cas sont restaient célèbres. Gas était toujours prononcé /gɑːs/ et jamais /gæs/. Butter se disait /ˈbʌtə/ pour nous, mais sonnait plutôt comme /ˈbɒtəʳ/ dans sa bouche. Pudding n’était pas /ˈpʊdɪŋ/ mais ressemblait davantage à /ˈpʌdɪŋ/.5 Ces anomalies sonores sortaient comme des créations, alors qu’en réalité elles étaient des éléments importés de l’étranger. Mais pour voir son anglais passer complétement au vert, il fallait attendre la présence de ses frères ou sœurs. Le témoin du changement de couleur était l’expression « Ah, sure » qui ponctuait tout son discours – en bon Irlandais.6
Un caméléon linguistique

Ken était un caméléon linguistique capable de s’habiller du manteau de l’univers sonore qui l’entourait. Au départ, le manteau était tissé de fils différents. Il y avait de l’anglais, bien sûr, mais bizarrement il y avait aussi le latin. C’était non seulement la langue de l’église pour le catholique pratiquant qu’il était, mais également la langue de ses grands frères qui, en tant que prêtres très éduqués, le parlaient couramment et s’en servaient à la maison pour lancer des vannes discrètes ou pour faire des blagues à voix basse que Ken devait comprendre s’il voulait les partager. Si le gaélique était présent, il n’en faisait pas grand cas.
Comment est-ce qu’il s’est servi de cette faculté plus tard? En développant une facilité pour capter la manière de parler des interlocuteurs atypiques ou inconnus de manière à se glisser dans les conversations. Ses années dans les ventes à l’international l’ont amené à voyager et à ramener à la maison les variétés d’anglais rencontrées à l’étranger. Ceci était particulièrement vrai de ses contacts américains – ce qui est normal, compte tenu de la proximité culturelle entre Américains et Irlandais – mais son embauche par une entreprise italienne a rajouté un aspect nouveau sur le plan linguistique. Est-ce qu’il avait besoin d’apprendre l’italien pour son nouveau poste? Non, disait-il, il s’en sortait très bien entre l’anglais et le latin. Et lorsqu’il recevait des coups de téléphone à la maison le soir, il s’exprimait dans un anglais avec l’animation et la conviction d’un Italien exilé en Angleterre.
Bien que parlant aucune langue étrangère, il avait une bonne oreille, ainsi que je l’ai découverte à l’occasion d’une visite de mes parents chez nous en France. J’ai constaté sa capacité à bien suivre ce qui se passait et se disait en français autour de lui. Il arrivait à se défaire des sons parasites pour capter le message comme l’officier de radio qu’il fut, capable de dialoguer en code Morse, la langue internationale télégraphique, qu’il maitrisait aussi bien sur un manipulateur morse qu’avec sa voix – un exploit qui faisait toujours sourire. 7
Apprendre la langue paternelle
Rédiger ce portrait à été comme assembler des morceaux d’un puzzle qui se multipliaient au fur et à mesure que j’avançais, sans avoir le confort d’une image référente sur la boîte pour m’aider. Je n’ai pu démarrer cette construction qu’une fois installé en France où les autres me percevaient comme Irlandais parce que je m’appelle Kenny. Ils ne me demandaient pas si j’étais Irlandais, mais plutôt d’où en Irlande je venais. Ils voyaient quelque chose qui m’avait échappé, et j’ai dû m’y intéresser. Contactée par lettre, ma mère m’a rapidement livré des détails sur les origines de ses parents. Mon père a mis du temps, mais il a fini par me diriger vers sa cousine, Yvonne Robins, qui m’a envoyé un arbre généalogique de la famille. Grâce à elle, j’ai découvert de nombreux éléments qui m’ont aidé à me réapproprier une connexion avec l’Irlande.
L’anglais, le latin et le Morse? Que penser des langues que maniait mon père? Notre cher Ken était atypique – mais qui ne l’est pas, au fond? – car il avait fait un pas de côté à propos des langues étrangères en n’apprenant que des langues universelles. Cette observation, désormais évidente, est une découverte faite en cours d’écriture de ce portrait. Peut-être qu’il ne pouvait pas transmettre son irlandité parce qu’il l’avait laissée derrière lui pour s’engager dans un monde où l’anglais était déjà partout, en quoi il était en avance sur son temps.
Pour finir, il est bien possible que le plaisir que je prends à découvrir l’anglais tel qu’il est pratiqué par des locuteurs venant d’ailleurs – que ce soit comme première langue ou comme langue étrangère – prend sa source dans le fait d’avoir grandi avec quelqu’un comme Ken pour père, qui était toujours à l’affut d’un changement de langue autour de lui. Un véritable caméléon, toujours prêt à changer de couleur.
Pour aller plus loin
Comme indiquait au départ, il y a un portrait partenaire qui raconte l’anglais de ma mère que vous trouverez ici. Il y a quelques points communs entre les deux, mais finalement chaque parent a fait son propre chemin. N’hésitez pas à partager vos propres souvenirs de la langue parlée chez vous par et avec vos parents en les racontant à vos proches car, encore une fois, le vécu de chacun constitue un récit singulier. Et n’hésitez pas à partager cet article si vous pensez qu’il le mérite.
A bientôt pour d’autres Affaires Étrangères.
- La plupart des décès étaient en rapport avec la naissance ou le tout début de la vie des enfants. L’exception fut l’ainé, au nom de Gerald, mort à 11 ans des suites d’un rhumatisme articulaire aigu. J’évoque son histoire ici. ↩︎
- L’article disponible en anglais ici raconte les circonstances de ce départ. ↩︎
- En tant que prêtres missionnaires en Afrique Mylo et Des parlaient également l‘igbo, la langue nigérienne. ↩︎
- Je suis de 2ème enfant d’une famille de 6. Angie est née la première et, après moi, viennent Simon, Louise, Lawrence et Dan. ↩︎
- Cette page du Cambridge online dictionary donne quelques clés pour le décodage des symboles phonétiques en anglais. ↩︎
- D’après le site charmant irishslang.info « ah sure » fait partie d’une famille d’expressions phatiques, utilisées comme ponctuation dans un dialogue pour montrer qu’un des locuteurs est toujours là mais ne veut pas dire ce qu’il pense vraiment de ce que l’autre vient de dire : « When sumtin controversial has just been said and deres no good n’ sayin nytin worth sayin, this is wha is said. Means absolutely feck all. » ↩︎
- Il y a plus de détails sur les années que Ken a passé comme officier de radio dans l’article en anglais au titre de Dublin Lad Learns Morse. ↩︎
 
	
	 
	
			
			 
			


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