Récit d’Alice Pfeiffer, urbaniste
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Est-ce que nos apprentissages doivent être forcément utiles pour que nous acceptions de les apprendre?
Tous les jours, depuis l’age de 5 ans, je lace mes chaussures sans regarder ce que je fais. Je l’ai appris à l’école le jour où notre maîtresse1, qui nous trouvait trop lents à nous rhabiller après le cours de gym, nous a entrainés à faire nos lacets seuls. D’abord en vitesse, puis les yeux fermés. C’est un apprentissage qui m’a beaucoup servi depuis. Mais je n’avais aucune idée de son utilité au départ. Je crois que c’est l’apprentissage présenté sous forme de défi qui m’a plu.
Un apprentissage plus récent? Mon adresse mail personnelle est la même depuis plus de 20 ans, et je l’ai créée grâce à un atelier d’informatique auquel j’ai participé en 20012. Suite à l’attribution d’une adresse mail professionnelle à dont je devais apprendre à me servir, la création d’une boîte personnelle allait permettre de cloisonner vie professionnelle et vie privée. Ce jour-là, j’ai également appris comment intégrer un hyperlien dans un texte à partager. Cette astuce m’a amusé sur le moment. Longtemps restée dormante, elle me permet désormais de référencer toutes les publications sur ce blog.
Ainsi, est-ce que nous avons besoin de comprendre le but d’un apprentissage pour accepter de l’apprendre? Et compte tenu de la diversité de tout ce que nous apprenons, est-ce que cela fait de nous des spécialistes dans plusieurs domaines ou bien simplement de bons généralistes?
Ces questions sont omniprésentes dans ce troisième volet des Récits d’apprentissage qui rend compte de la rencontre avec Alice Pfeiffer, urbaniste. A 35 ans, elle travaille à Rennes en Bretagne où elle vit avec son compagnon et leur petit garçon de 3 ans.
Apprendre pour mieux comprendre
Alice Pfeiffer s’avoue passionnée depuis toujours par le fait d’apprendre tout ce qui l’aide à mieux comprendre le monde.
AP – J’adore découvrir des nouvelles choses. Je trouve que c’est même triste de se dire que ça y est, j’ai fini mes études, j’ai le diplôme. J’aurais pu faire des études toute ma vie, je pense.
Bien plus diplômée que moi, elle se dit capable de s’investir à fond dans n’importe quel sujet ou projet de recherche du moment où cela l’intéresse. Elle aime aller loin – parfois jusqu’à l’épuisement, puisqu’elle n’arrive pas toujours à doser ses efforts.
Plus d’une fois, on a pu lui reprocher son goût de la polyvalence – ce qu’elle appelle son côté multi-casquette – comme une incapacité à s’engager dans une seule voie. Désormais heureuse dans un métier qui valorise les personnes multi-casquettes, Alice tente de donner sa propre définition d’urbaniste.
AP – A vrai dire, urbaniste ne veut rien dire en tant que tel, il faut développer. C’est un peu comme informaticien, tellement le métier englobe d’activités différentes. Dans mon entreprise, Le Facteur Urbain, avec mon associée, Maurane Hernandez, on parle de programmation urbaine participative ou d’urbanisme participatif. C’est le moment, très en amont des projets d’aménagement, où on commence à réfléchir à ce qu’on peut imaginer pour la transformation d’un lieu. On conçoit toujours les projets avec les gens qui sont concernés, qui habitent là, qui travaillent là.
C’est un métier d’écoute qui met Alice Pfeiffer potentiellement en situation permanente d’apprentissage, à la recherche de solutions adaptées aux lieux à transformer et aux personnes impliquées – espaces publics, espaces verts, reconversions, en milieu urbain ou périurbain … La liste est longue.
Une élève qui interroge et qui s’interroge
Quel genre élève était-elle ? Alice évoque sa scolarité, d’abord avec enthousiasme.
AP – J’adore apprendre, comprendre, explorer, écouter, lire. Je crois que, très jeune, j’étais câblée comme il fallait pour bien fonctionner dans le système scolaire.
Mais rapidement elle reconnait que, des le collège, elle pouvait apprendre des matières, ou bien les laisser de côté, en fonction de besoins très personnels. Elle cite l’exemple des cours de maths.
AP – Je n’ai jamais compris à quoi ça servait. Et pourtant, ce n’était pas par manque d’efforts. Au collège, j’avais le même prof de maths pendant 3 ans et, à chaque fois il nous apprenait un nouveau truc, je levais la main. Il s’arrêtait un instant, puis il disait (elle soupire) : “Alice …?” Il baissait la tête et attendait ma question. Parce que c’était toujours la même qui revenait : “Monsieur … ça sert à quoi ?”
A quoi servent les maths ? La mise en scène de cette question faisait rire un peu la classe, mais Alice voulait vraiment savoir.
AP – J’étais un peu frustrée de ne pas avoir vraiment accès à cette matière, tant que je ne comprenais pas ce à quoi ça servait. Je comprenais la logique de ce qu’on faisait. Et, très loin de moi, je savais que dans l’apprentissage des mathématiques il y avait la capacité à penser le monde, que c’était grâce à ça qu’on avait inventé plein de choses. Je savais qu’il y avait cette finalité. Mais je me disais que jamais je ne serais à cet endroit-là.
A 16 ans, au lycée, en cours d’économie, à la place de x et y sur un schéma, le professeur a écrit offre et demande. Une révélation! Elle a enfin saisi l’utilité des fonctions mathématiques! Voila à quoi ça servait!
Sans être vraiment une matheuse, si les buts d’un apprentissage étaient clairs, elle était partante. Ainsi, elle garde un bon souvenir du travail sur la probabilité, que d’autres camarades trouvaient compliqué, parce que le fait d’évaluer la probabilité d’un résultat à venir lui semblait être une opération “concrète et utile” dans le monde qui l’entourait. Non pas que tout devait être concret et utile, ou à condition de considérer que l’art l’était au même titre que les maths. Mais au moment d’aborder un nouvel apprentissage, elle avait besoin de saisir comment elle pourrait se l’approprier.
Au collège, Alice se posait également beaucoup de questions au sujet des langues étrangères. Tout avait pourtant bien commencé avec l’espagnol.
AP – On était tout le temps en train de discuter à partir d’un support – une image, un dessin humoristique, un article, n’importe quoi. Le professeur nous donnait 5 minutes pour s’en imprégner. Ensuite, on passait une heure à discuter. Et ça permettait de raccrocher la conjugaison ou un autre point de langue, mais la base était toujours autour de la discussion.
Lorsque l’heure de la deuxième langue étrangère a sonné à 13 ans, elle débutait en anglais. Ce fut la douche froide.
AP – En anglais, je me souviens qu’on était toujours des classes hyper nombreuses, donc on n’avait pas du tout d’oral, très peu de dialogue.
Finies les joies d’une langue comme outil de communication qui vit et qui respire. Elle est passée par des classes où elle s’est demandée plus d’une fois si l’anglais pouvait lui servir à quelque chose. Un exemple précis?
AP – Il fallait apprendre les verbes irréguliers. Mais pour les savoir, et pas pour savoir les utiliser. On ne partait pas de la discussion pour aborder les choses ; on partait des choses … et on ne discutait pas !
Cette vision de l’anglais comme langue morte et inutile n’a été modifiée qu’après le bac et une année de classe préparatoire en arrivant à Sciences-Po Grenoble où le cours d’anglais visait l’interaction.
AP – Pour la première fois, on discutait. Les classes étaient disposées en U. La prof nous faisait préparer les débats sur des périodes de 15 jours. Elle nous distribuait des personnages qu’on allait incarner – les figures politiques, les élus. Et avant la classe, on creusait le thème du débat final en lisant beaucoup de choses, en regardant des vidéos.
D’un coup, il a fallu s’adapter. Et la motivation l’a emporté sur la souffrance.
AP – J’ai adoré, même si je n’avais aucun outil. J’avais tellement de difficultés pour comprendre les vidéos que j’étais obligée d’appuyer sur pause toutes les 3 secondes pour me demander ce qu’ils venaient de dire et de le retranscrire. C’était dur, mais le format m’a motivée. J’avais l’impression d’accéder à quelque chose, parce que la forme d’apprentissage qu’on me proposait me correspondait. A partir de là, on pouvait voir tel point de grammaire, tel champs lexical en rapport avec le thème. Petit à petit, tu attrapes les outils, mais ce n’est pas le premier item sur la liste. Ce n’est pas par les outils que tu commences.
Élève engagée et active, elle s’est investie dans l’apprentissage de l’anglais parce qu’elle pouvait saisir la valeur du travail – pourtant difficile – qu’on lui demandait. 3 Alice a fait la paix avec l’anglais, mais ne délogera pas pour autant l’espagnol de sa place de première langue étrangère. Lorsqu’il s’agira de faire des séjours obligatoires à l’étranger dans son cursus universitaire par la suite, elle penchera pour le monde hispanophone en passant de longs séjours en Argentine et au Chili.
Devenir journaliste ?
Comment choisir un métier? Nous sommes nombreux à nous demander, enfant ou adolescent, quel métier nous ferons plus tard. Certaines personnes semblent savoir très jeunes qu’elles veulent être musicien, chef cuisinier, médecin … Pour les unes, cela passe par un travail personnel en dehors de l’école. Pour d’autres, il faut suivre une formation spécifique, puis entrer tôt sur le marché de l’emploi pour apprendre et pour évoluer. Pour d’autres encore, les études seront longues et difficiles avant d’obtenir le titre recherché. Enfin, il y a des jeunes qui auront la chance de prendre le temps pour faire leurs études, avant de choisir.
Pendant longtemps, Alice Pfeiffer voulait devenir journaliste et elle visait déjà une voie de formation.
AP – Je voulais être journaliste. En France à l’époque, on disait que la meilleure voie pour devenir journaliste est Sciences-Po. J’écrivais des articles de presse tout le temps quand j’étais enfant. Mes parents ont gardé plein de trucs que j’ai retrouvés avant de déménager. Des quantités d’articles de presse complètement imaginaires. Donc j’avais toujours voulu étudier à Sciences-Po, peut-être pour des raisons un peu enfantines. Ma cousine y avait étudié, et ça me semblait intéressant. Mon père était à fond pour cette idée. J’étais poussée vers ça, comme si je savais que c’était ça que je voulais faire. Je n’ai pas requestionné ce projet et j’ai fait une classe préparatoire pour présenter le concours d’entrée de cette école dans de bonnes conditions.
Malgré un objectif affirmé depuis des années, et bien que diplômée de Sciences-Po, Alice n’est pas devenue journaliste. Que s’est-il passé ?
AP – Une fois que j’ai commencé mes études supérieures, j’ai vu l’amplitude des possibilités en dehors du journalisme. En 2006, en classe préparatoire, j’ai découvert une passion pour l’histoire, au-delà d’un récit qu’on nous enseigne. Jusque-là, j’avais appris qu’on ouvrait nos manuels d’histoire page 42 (sic) et on apprenait qu’il s’était passé telle chose de telle manière. Je comprends ce choix de récit qui, en plus, n’est pas remis en question. Mais le jour où j’ai découvert que l’histoire, c’est l’historiographie, j’étais fascinée.
En 2007, une fois entrée à Sciences-Po Grenoble, le discours d’un professeur d’histoire développe son appétit pour l’histoire encore plus.
AP – Il nous disait : “Si vous voulez m’expliquer que Staline est un grand démocrate, allez-y. Prouvez-le moi. Vous pouvez le faire, mais je veux que vous l’étayiez. Racontez-le moi. L’histoire est un récit qui se construit. Alors creusez, étayez, critiquez, cherchez.” C’était extraordinaire ! L’histoire n’était pas un récit mais des récits. J’ai oublié le journalisme sans m’en rendre compte.
Double cursus
Un bonheur n’arrive jamais seul, et la rencontre avec l’historiographie ne sera pas le seul chemin d’apprentissage qui va s’ouvrir à Alice. En accédant à l’étude de la science politique dont elle a rêvé depuis des années, elle va aussi découvrir le droit. Entre les deux, son cœur va longtemps balancer. A tel point qu’elle va se trouver en double cursus universitaire.
AP – Quand je suis arrivée à Grenoble, pendant les deux premières années à Sciences-Po, j’étais aussi inscrite à la Faculté de Droit. J’avais un statut un peu particulier parce que je ne pouvais pas aller à tous les cours. Et en droit, si tu ne vas pas en cours, tu n’as pas le droit de passer les examens. L’assiduité est très contrôlée. Donc, j’avais tous les cours en ligne que j’imprimais pour les travailler toute seule chez moi et, le samedi matin, j’avais deux TD à la fac de droit en présentiel.
La masse de travail était considérable – Alice dit, J’y passais ma vie – et elle a tenu ce rythme pendant deux ans. A la rentrée universitaire 2009, elle est épuisée. Déjà inscrite en dernière année de sa licence de droit, elle doit également assurer ses études à Sciences-Po où la troisième année est particulièrement chargée.
AP – Je commençais l’année vraiment pas bien. Ma colocataire n’était pas du tout dans le monde étudiant. Elle était sage-femme et elle m’avait posé une question toute simple : “Tu peux pas le faire plus tard, le droit ? Est-ce que c’est obligatoire de le faire maintenant ?” L’idée ne m’avait pas traversé l’esprit ! Je me suis désinscrite et j’ai arrêté le droit pour me concentrer sur Sciences-Po jusqu’au bout, en me disant que je verrais bien si je voulais aller plus loin avec le droit plus tard.
Le travail en simple cursus se passe plus sereinement. La question du choix entre être politiste ou juriste ne va pas disparaître pour autant. Mais une autre décision l’attend. Elle a l’énorme chance d’être dans un établissement d’enseignement supérieur qui exige de tous ses étudiants de faire une année obligatoire à l’étranger. Elle décide de partir dans le monde hispanophone.
Une autre façon d’apprendre
Alice passe 2010-11 en Argentine où elle va découvrir une autre façon d’étudier et d’apprendre.
AP – En France, les professeurs de l’enseignement supérieur nous guident beaucoup. Je parle de ce que j’ai connu. Pour étudier un auteur comme Jean-Jacques Rousseau, tu lis un extrait de dix pages du Contrat Social en préparation. Puis en cours, le prof met des grands titres au tableau. Il parle, tu notes les trucs. Par moments, il y a des interventions et on discute de certains points, mais tu suis le chemin qu’on te montre. Donc tu apprends à parler d’un auteur et d’un livre que tu n’as pas lus en entier! Tu as des choses à lire en préparation mais, globalement, c’est le prof qui fait le cours.
En Argentine, plus précisément à la Universidad de Buenos Aires (UBA), les choses se passent différemment. Pour chaque cours, on distribue un livre par semaine sous forme polycopiée à lire pour le cours suivant. Cette lecture constitue la base d’une discussion collective.
AP – On se sentait très exposé. Si tu n’avais pas lu le truc, ce n’était même pas la peine de venir. Je me souviens d’une fois – c’était la seule fois, d’ailleurs – où j’étais allée en cours et je n’avais rien lu. C’était de l’historiographie super pointue sur la dite « découverte » des Amériques par Christophe Colomb, avec un regard très critique et un récit extrêmement différent de celui que je connaissais – et donc passionnant ! Le cours était une discussion vraiment intéressante sur la colonisation mais, comme je n’avais rien lu, je restais en dehors des échanges. En général, je me débrouille dans ce genre de situation. Mais là, j’ai compris que ça ne pouvait pas marcher.
Ce régime imposait au total la lecture fine de trois livres par semaine – et en espagnol – pour les trois cours qu’Alice devait suivre chaque semaine en tant qu’étudiante étrangère. Cette approche plus libre engageait plus de responsabilité chez les étudiants.
De fait, il s’agit d’une pédagogie collaborative : le cours ne pouvait avoir lieu que si tout le monde s’investissait en y apportant sa propre lecture à la discussion commune. Le maté passait dans l’assemblée dans la grande tradition argentine, et le professeur accompagnait les échanges de manière subtile.
AP – Le professeur avait plus un rôle de coordination, de médiation. Il nous questionnait, il venait amorcer des choses et, en fonction des nos échanges et de notre compréhension – souvent on ne comprenait pas ce qu’on avait lu – il intervenait pour reformuler. Il n’était pas du tout passif, mais il n’avait pas non plus une posture surplombante où il nous faisait le cours. D’ailleurs, on n’avait même pas de tables. Il n’y avait que chaises qui n’étaient même pas organisées, mais plutôt disposées en rond pour que tout le monde puisse se voir. Les profs étaient assis avec nous. Parfois il y avait deux ou trois profs. Pas assis ensemble, mais au milieu des étudiants. Les camarades, les étudiants et les profs nous incluaient complétement dans la discussion – nous, les étudiants étrangers. Alors, si tu galérais un peu pour dire ce que tu avais à dire, ce n’était pas un problème. C’était très bienveillant.
Ceci fait écho avec la programmation participative utilisée désormais au quotidien par Alice dans son travail d’urbaniste chez Le Facteur Urbain. En parcourant les illustrations de la section Nos Projets sur le site de l’entreprise, on saisit la dimension de collaboration et de partage dans la manière de concevoir chaque projet de développement avec les habitants et les usagers considérés comme codécisionnaires. Cette posture professionnelle n’est pas si éloignée de celle du professeur du cours collaboratif à Buenos Aires.
De retour en France
De retour d’Argentine, Alice obtient son diplôme en Sciences Politiques à Grenoble. Au bout de 5 ans d’études, avec le soutien de ses parents, elle peut même envisager de poursuivre ses études en revenant vers le droit. Elle pense terminer sa licence, mais en tant que politiste qualifiée, elle apprend qu’il est possible d’entrer par équivalence en deuxième année d’un Master en Droit International et Droits Humains à Paris Nanterre.
AP – Je me suis trouvée parachutée directement en M24 de droit, entourée d’étudiants qui avaient fait tout leur cursus en droit. Encore une fois, j’ai dû bosser! J’avais des bases en droit, mais elles dataient de 3 ans auparavant, et je ne les avais pas entretenues. Il y avait aussi des choses que je n’avais pas apprises, parce qu’il me manquait deux ans de cursus – L3 et M1.
Elle rencontre la rigueur des études de droit, loin des considérations politistes, et découvre que la deuxième année du Master est un moment de recul critique.
AP – Il fallait être solide sur ses bases. Donc j’ai dû me mettre au niveau théorique en quatrième vitesse, pour en même temps critiquer ce que j’étais en train de digérer. C’était très intense, très dur, mais passionnant. Et j’ai adoré.
Elle a réussi son Master, mais garde un souvenir mitigé d’avoir eu à se défaire de son image d’être politiste chez les juristes. Lors de son oral de soutenance de mémoire, elle entend “Vous n’êtes pas à Sciences-Po ici.” Sans surprise, et en bonne factrice, Alice ne peux pas laisser passer cette remarque sans la renvoyer à son expéditeur sous forme d’interrogation.
AP – J’ai répondu : “Vous saviez que je venais de Sciences-Po, pourquoi vous m’aviez accepté dans ce Master de droit ?” On m’avait dit sans ménagement que j’étais une politiste et pas une juriste, et que je n’en serais jamais, et qu’il fallait que je choisisse.
Est-ce qu’elle a réussi à choisir entre les deux?
AP – Non, et je ne veux pas le faire. Je me souviens lorsque je faisais mon double cursus à Science-Po et en droit. Surtout en première année, il nous arrivait d’aborder les mêmes thématiques des deux côtés. En histoire, par exemple, j’étudiais les mêmes périodes en même temps, mais on ne racontait pas les mêmes choses. C’était génial ! Le dialogue entre les deux était passionnant.
Cependant elle tente de décoder le message du jury de l’oral en droit:
AP – Peut être qu’on voulait me dire que je ne serais jamais une experte en quoi que ce soit, et je resterais toujours une généraliste, jamais une grande juriste. Oui, effectivement. Je ne suis ni politiste, ni juriste. Je suis les deux, et je crois que ça apporte autre chose, un autre regard. Je le vois aujourd’hui, avec l’urbanisme, qui est un domaine pluridisciplinaire : c’est enrichissant d’avoir plusieurs cordes à son arc, d’être multi casquette et de pouvoir regarder un même sujet avec plein de points de vue différents.
Le passage vers l’urbanisme par le Chili
La découverte de l’urbanisme vient lors de deux longs séjours à Santiago de Chili : le premier, dans le cadre du Master de droit pour un semestre de stage chez Amnesty International ; le deuxième, post-diplôme, avec le projet de s’installer au Chili de manière permanente.
AP – Je travaillais essentiellement sur deux sujets chez Amnesty et à l’université : les droits des migrants et des réfugiés, et la jurisprudence actuelle du Chili post-dictature. Par ailleurs, j’animais des ateliers sur l’accès aux droits et je donnais aussi les cours de français. Donc j’allais partout dans la ville entre les quartiers extrêmement riches et les quartiers extrêmement pauvres.
Ces emplois multiples l’obligeaient à se déplacer beaucoup, puisque les ateliers pour l’accès aux droits et pour les cours de français n’étaient pas pour les mêmes personnes.
AP – Un contraste étonnant. A force de vivre dans cette géographie socio-économique, je commençais à en avoir une lecture spatiale. Jusque-là, j’avais toujours eu une lecture socio-politique et socio-économique du monde – des inégalités, comment fonctionne la société. Mais là, je travaillais sur les questions de migration, de frontières, d’accès aux territoires. Il y a la frontière administrative mais, une fois que tu es sur place, où est-ce que tu as le droit d’aller ou est-ce que tu n’as pas le droit d’aller ?
Un grand ami sociologue devenu urbaniste l’initie à cette nouvelle lecture de la ville aux frontières invisibles. Elle voulait en savoir plus, mais pour être urbaniste, il faut se former. Ce qui voulait dire mettre fin à la vie chilienne et rentrer en France pour reprendre les études.
AP – Mes parents … Ils m’ont fait confiance quand même ! Je leur ai dit que je voulais devenir urbaniste. Le cheminement n’est pas évident. “Tu travailles dans le Droit International et les Droits de l’homme, et maintenant tu veux faire … de l’urbanisme ?! Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?”
Le Facteur Urbain, naissance et évolution
Ainsi, en 2015 Alice se trouve à l’École d’Urbanisme de Paris. Elle découvre qu’elle n’est ni juriste, ni politiste, mais urbaniste. Elle apprécie la multidisciplinarité de la formation.
AP – Pour la première fois, on me valorisait pour ne pas avoir choisi. L’urbanisme est un domaine dans lequel les théoriciens et les praticiens se rencontrent beaucoup. J’apprécie vraiment cette porosité entre les deux. Et je continue à le vivre comme ça dans mon métier.
A la sortie de sa formation, elle est engagée par Rennes Métropole Service Habitat, mais elle se trouve tout en bas d’une hiérarchie très pyramidale.
AP – J’ai appris pleins de trucs, mais je ne pouvais pas être force de proposition. J‘étais tellement désœuvrée que j’ai complètement perdu confiance en moi. J’avais le sentiment de ne servir à rien.
Alice, qui s’était demandée à quoi pouvait servir les maths au collège, qui avait frôlé le burn-out universitaire, se trouvait maintenant en bore-out professionnel dans un métier dont elle perçoit tout le potentiel malgré l’ennui d’un poste où elle est sous-employée et sous-considérée. Début 2017, elle se ressaisit et fonde l’entreprise qui va devenir Le Facteur Urbain. Le changement est radical, et elle apprend très vite la nécessité du Système D.
AP –J’ai franchi le pas pour créer ma boîte parce que je voulais faire à ma manière dans le fonctionnement et dans la forme aussi. Je ne risquais pas grand chose. Je n’avais pas de prêt5, ni d’enfant à l’époque, mais ce n’était pas évident financièrement. Je partais de chez moi le weekend et squattais chez les copains pour mettre mon appart à Rennes en Airbnb parce que, sinon, je n’arrivais même pas à payer mon loyer. Mon RSA 6 était plus bas que mon loyer. Après, il fallait quand même bouffer. Je faisais des fins de marché. J’étais Système D à fond.
Elle découvre le monde de l’entreprise et un réseau solidaire qu’elle n’avait pas anticipé.
AP – Je me suis fait beaucoup de films, comme quoi c’était un monde de requins. Mais alors, pas du tout. Enfin, pas du tout dans ma région. Il y a beaucoup de solidarité. Ça a commencé à marcher, j’ai commencé à gagner ma vie. Maintenant, nous sommes deux, et on s’éclate. Il y a des réalités, des contingences, le chiffre d’affaires, la trésorerie. Il faut pouvoir sortir nos salaires, remporter des marchés publics. Bien sûr, il y a des contraintes, mais ensuite il y a une telle liberté.
Alice explique que c’est Maurane Hernandez, son associée, qui a trouvé le nom Le Facteur Urbain, un joli jeu de mots.
AP – Le facteur est quelqu’un qui transmet les messages, qui crée du lien entre les gens. On parle aussi d’un facteur économique ou d’un facteur social, par exemple. On utilise beaucoup ce terme, qui est polysémique. Et urbain fait référence à l’urbanisme, bien sûr, mais être urbain est également une qualité qui permet de vivre ensemble, de faire société, comme dans l’expression “Vous êtes bien urbain.” Enfin, il arrive souvent que les gens se trompent sur le nom et disent Le Facteur Humain7. J’aime bien ce pied de nez.
Et pour finir, n’oublions pas que facteur est également un terme de la mathématique pour décrire l’un des éléments constitutifs d’un produit. Sans le savoir, Alice semble avoir enfin trouvé à quoi servent les maths!
Pour aller plus loin
Le Facteur Urbain est présent sur LinkedIn, et communique régulièrement sur Facebook et Instagram. Le site lefacteururbain.fr, mis en lien à plusieurs reprises dans ce post, vous permet d’explorer le travail des urbanistes de manière créative et facile. Vous pouvez même contacter Alice Pfeiffer, si vous le souhaitez. Allez-y de ma part!
- Thank you, Mrs Taylor. ↩︎
- Merci, Serge Vizzini, collègue d’anglais et passeur d’informatique. ↩︎
- Depuis le passage d’Alice Pfeiffer dans le secondaire, l’introduction de l’approche actionnelle dans l’enseignement des langues vivantes à changé la place de l’oral dans les classes. Alice est née un peu trop tôt pour en profiter. ↩︎
- M1 et M2 correspondent aux deux années d’études en Master. L1, L2 et L3 s’utilisent pour les 3 années de Licence. ↩︎
- Les étudiants français sont assez exceptionnels de ce point de vue. En 2018 seulement 10% des étudiants sont obligés de faire des prêts selon un rapport du Sénat. ↩︎
- Revenu de Solidarité Active ↩︎
- Le facteur humain est un terme très répandu avec une sémantique très large. ↩︎
Nice post. I learn something totally new and challenging on websites