D’où venait l’anglais de ma mère ? A quoi ressemblait-il?

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Mum and Dad – merci à Simon pour cette image de rue

Dans un post précédent, j’ai avoué avoir toujours été attiré par des variétés alternatives de l’anglais. Je me suis demandé quelle était l’origine de cette attirance et si elle pouvait expliquer, en partie, une vie passée à enseigner ma langue maternelle comme langue étrangère.

Comme les choses vécues en enfance nous marquent à vie, la façon de parler et de manier une langue par des parents doit nécessairement influencer les habitudes langagières de leurs enfants. Alors, d’où venait l’anglais de mes parents? A quoi ressemblait-il? Et qu’est-ce qu’ils m’ont en transmis?

Je vais commencer ici par établir un portrait de l’anglais de ma mère. L’anglais était bien sa langue maternelle, mais comment caractériser sa façon de vivre et de manier cette langue?

Un portrait partenaire au sujet de l’anglais de mon père se trouve ici.

La famille

Ma mère est née Sheila McCarthy en 1932 au sein d’une famille qui appartenait à la grande communauté des Irlandais installés sur les rives de la Mersey à Birkenhead, face à Liverpool. Ses parents avaient traversé la mer pour émigrer en Angleterre depuis le sud de l’Irlande à des années d’intervalle : la grand-mère Mary Hickey, que nous appelions Nanny, est née à Bilboa, Cappamore dans le comté de Limerick et le grand-père John Joseph McCarthy, dit Jack, était de Mallow, County Cork.

Jack a quitté la ferme familiale à 8 ans quand il a été mis en apprentissage pour devenir menuisier. Jeune homme, il part travailler sur les chantiers navals à Liverpool en Angleterre et, au bout de quelque temps, s’installe à Birkenhead. Âgé de 35 an,s au début de la Guerre de 14-18, il intègre l’armée britannique. Blessé en France, il survit au conflit1 mais reste marqué par l’expérience et refuse de parler de ce qu’il a vécu, inénarrable à ses yeux. Célibataire endurci, c’est bien plus tard, et par l’intermédiaire du curé de sa paroisse, qu’il rencontre et épouse Mary, sa cadette de plus de 20 ans.

Nanny Mary était quelqu’un que j’ai eu l’impression de connaître, et qui me connaissais. Nous partagions la même maison à Birkenhead pendant 3 ans jusqu’au déménagement de notre famille pour Londres. Cependant, sa vie personnelle reste un mystère. J’arrive à visualiser ma grand-mère, à entendre son accent teinté d’Irlande, mais je sais plus de choses au sujet de Grandad Jack – sa casquette de chef de chantier, son tabac, son accent de Cork, sa passion des chevaux – un homme que je n’ai pourtant jamais connu, puisqu’il est mort à 70 ans à quelques mois de la naissance d’Angela, l’ainée de notre fratrie.2

Jack et Mary ont eu trois enfants, tous nés Britanniques à Birkenhead. L’école occupait une place importante, mais chaque enfant l’a vécue de façon différente. L’ainée, Peggy était sourde et a dû partir vers une école spécialisée où elle s’est faite remarquée par son refus d’utiliser le langage des signes qu’elle avait dû apprendre. Le cadet, John, fut un rebelle incapable de se plier aux exigences du système scolaire malgré un potentiel évident, et il a fini par trouver sa voie en partant travailler en mer.3 L’enfant du milieu, Sheila, en revanche, s’est montrée ambitieuse et travailleuse, faisant de l’anglais une priorité dès le début.

Bien parler

Sondage 2015 : l’image des accents britanniques – Source speechschool.tv

En effet, à 5 ans, revenue de son premier jour d’école, elle a raconté à sa mère une nouvelle façon de dire des choses. Le mot car ne se disait pas /keəʳ/ – ce qui serait le prononcer à l’irlandaise – mais /kɑː/ – à l’anglaise. La maitresse avait expliqué que toute la classe allait apprendre à bien parler. Cet anecdote indique que Sheila, tout comme ses camarades de classe, avaient très probablement grandi jusque-là, et sans le savoir, dans un bain linguistique d’anglais alimenté par la diaspora irlandaise. Quelle était la réaction de Nanny? D’après ma mère, savoir que sa fille allait apprendre à bien parler, la rendait fière. Dans l’Angleterre d’avant 1939, l’anglais standard était la norme linguistique véhiculée par l’éducation et le monde de l’emploi, peu importe les habitudes d’une population géographique quelconque.

L’importance d’un anglais de qualité était renforcée de nouveau lorsque, à 11 ans, Sheila a réussi l’examen d’entrée de Holt Hill Convent. Il s’agissait d’une école secondaire catholique sélective et gratuite à Birkenhead dans un quartier proche de la maison avec un règlement considéré comme stricte mais juste appliqué avec fermeté par des religieuses.4 Toutes les élèves étaient externes à l’époque, mais les codes de conduite s’inspiraient davantage d’un esprit de pensionnat : l’hiérarchie était sacrée avec des normes d’interaction sociale à respecter, la maîtrise de la langue étant le reflet de cette organisation. Plus d’une fois, se souvenait Sheila, on rappelait aux filles qu’il n’était pas question de garder les traces de Scouse, l’accent régional, si elles voulaient réussir dans la vie. Pour cela les cours d’élocution avaient une place dédiée dans l’emploi du temps afin d’apprendre les subtilités de Received Pronunciation ou BBC English.5

Sheila a quitté Holt Hill avec des honneurs à 16 ans. Étant la seule personne pleinement active de sa famille suite à la retraite de son père, elle a dû chercher un emploi pour gagner sa vie. Tout en travaillant dans une pharmacie, elle a suivi une formation professionnalisante en maths, physique et chimie, ce qui lui a permis d’être embauchée par le centre d’ophtalmologie de l’hôpital de Liverpool. Elle aimait la complexité terminologique et l’exigence du monde médical, mais le mariage et la maternité l’ont finalement sortie du travail salarié pendant 25 ans.

Une étudiante de dialectes

Avec le recul, je vois ma mère comme une sorte d’étudiante de dialectes qui a démarré très tôt pour maitriser à l’âge adulte pas moins de trois variétés très contrastées de l’anglais.6 Cela s’est poursuivi à 27 ans lorsque notre famille a déménagé de Merseyside pour se rapprocher de Londres où mon père avait trouvé du travail en quittant la marine marchande pour travailler à terre. Ce changement de région a validé l’anglais standard promu par l’école et qui ressemblait déjà à l’accent du sud de l’Angleterre. Mais les autres variétés n’allaient pas disparaître complètement.

Quand sa petite famille venait nous voir, restant toujours pendant quelques jours compte tenu des distances, chaque visiteur apportait des éléments linguistiques spécifiques à nos conversations. Nanny nous amenait sa part d’Irlande, même si elle ne bavardait pas facilement : elle avait un avis sur tout, mais elle ne le donnait qu’une seule fois. John, le frère cadet, avait gardé fièrement son bagou et son accent de Liverpool, nous parlant comme un Beatle en racontant ses voyages autour du monde, que ce soit comme main d’œuvre au marché des Halles à Paris, ou comme mécanicien à bord des bateaux cargos. Et la sœur ainée, Peggy, bien que sourde, n’était pas en reste. Elle nous a révélé que l’anglais pouvait se parler sans faire de bruit, dans une articulation sans vocalisation, appuyée par une prononciation exagérée complétée par une palette d’expressions de visage, de gestes de la main et de mimiques de toutes sortes. A l’époque, ces détails étaient invisibles. Nous allions à l’essentiel : pour comprendre Peggy il fallait faire une lecture labiale du message, et elle faisait autant pour nous comprendre. Avec autant de styles de communication à disposition, il y avait toujours quelque chose à décoder !

Sheila est restée une férue de la précision linguistique toute sa vie y compris à l’écrit. Elle disait qu’un mot écrit nous dit toujours s’il est bien orthographié, qu’il suffit de le regarder. Je me souviens des mots d’excuse qu’elle nous donnait suite aux absences à l’école où les termes tels que catarrhe, diarrhée et gastro-entérite étaient toujours bien orthographiés – je le sais pour avoir osé douter, ce qui m’a valu un passage imposé dans les pages du dictionnaire.

Apprendre la langue maternelle

Connaissant son goût des différentes façons de parler, vers la fin de sa vie, alors que j’étais pleinement enseignant de l’anglais langue étrangère, je lui ai demandé de donner sa préférence. « Et bien, » m’a-t-elle répondu, avec tout l’art de l’indécision qui imprégnait son anglais standard désormais pleinement assumé, « enfant et adolescente, il fallait connaître toutes les façons de s’exprimer et identifier la mieux adaptée à chaque situation, parce qu’on savait que notre façon de parler conditionnait le regard qu’on portait sur nous. »

Elle m’a également transmis son goût des définitions, et le besoin d’avoir un bon dictionnaire toujours à portée de main m’a accompagné jusque dans mes cours de langue. De nombreuses fois j’ai pu dire à un élève en compréhension de l’écrit : « Si tu ne connais pas le sens d’un mot malgré les indices du contexte, consulte le dictionnaire. » Ou bien en expression écrite ou orale : « Si tu n’as pas de dictionnaire pour t’aider à trouver un mot ou une expression qui te manque, imagine une définition à la place. »

Pour finir, la rédaction de ce post m’a rappelé que ma mère était aussi la fille d’une mère parfois hermétique, et qu’elle avait grandi avec une sœur qui était sourde, un frère insaisissable et un père vieillissant. Dans un tel contexte familiale, elle a hérité d’une capacité à ne pas toujours dire ce qu’elle pensait vraiment, ou à le dire de manière implicite, ou même à le laisser passer sous silence. En ces moments-là, il fallait se fier à expression de son visage, son regard, le ton de sa voix, son langage corporel … Être capable de cerner de tels éléments de la communication non-verbale est également essentiel pour apprendre ou pour enseigner une langue étrangère.7 Apprendre à capter ces informations paraverbales, tout en aidant des élèves et des enseignants en formation à les percevoir, a été un élément central de l’enseignement de ma langue maternelle comme langue étrangère. Et je crois bien que je le dois à la façon qu’avait ma mère de manier le non-dit.8

Pour aller plus loin

Comme déjà évoqué en introduction, il y a le portrait partenaire de celui-ci qui présente l’anglais comme langue paternelle. Il est disponible ici. N’hésitez pas à partager vos propres souvenirs de la langue parlée chez vous par et avec vos parents avec vos proches, car le vécu de chacun constitue un récit singulier. Et n’hésitez pas à partager cet article si vous pensez qu’il le mérite.

  1. Alors qu’il était parmi les blessés, la famille de Jack l’a cru mort à Flandres en raison d’une information erronée qui leur est parvenue et qu’ils n’ont pas remise en question. ↩︎
  2. Je suis de 2ème enfant d’une famille de 6. Angie est née la première et, après moi, viennent Simon, Louise, Lawrence et Dan. ↩︎
  3. Mon oncle John figure dans un autre post disponible pour l’instant seulement en anglais que vous trouverez ici. ↩︎
  4. Deux sœurs jumelles devenues célèbres, the Singh Twins, également élèves à Holt Hill Convent citent quelques souvenirs de l’établissement sur sikhchic.com : l’importance attachée au comportement, l’interdiction de parler entre les cours, les contrôles inopinés de l’uniforme, les châtiments corporels. Un système quelles jugent stricte mais juste. ↩︎
  5. Les résultats du sondage du gouvernement britannique de 2015 au sujet de l’image des accents confirment que le Scouse de Liverpool garde une image négative aux yeux de la majorité, alors que l’accent de l’Irlande du sud a la cote! ↩︎
  6. L’anglais irlandais, l’anglais de Merseyside dit le Scouse, et l’anglais de Received Prononciation ou BBC English. ↩︎
  7. Vous trouverez une présentation de toute la gamme des éléments non-verbaux dans la communication ici. L’article vise les chercheurs d’emploi. ↩︎
  8. Ce besoin de comprendre le non-dit de ma mère se trouve également dans Au seuil de la mort qui raconte le jour où je l’ai vu pour la toute dernière fois. ↩︎